Pour Renaud Silly, op, en hommage amical

   La meilleure introduction moderne à la critique de la doctrine thomiste est de se pencher sur la dénonciation de l’onto-théologie dont l’œuvre de Thomas d’Aquin serait une entreprise « vaine, prétentieuse et subtilement idolâtre » de tenter de déterminer Dieu à partir de la particularité de notre expérience de l’être, universalisée, « infinitisée » par le jeu de l’analogie. Si bien qu’au terme d’un parcours qui part de l’homme Dieu se trouve identifié à l’Être, comme « étant » suprême, et du coup se trouve comme placé premier de la série des étants, en l’absence de toute rupture radicale entre le point de départ de notre pensée et son terme, fut-il désigné « transcendant ». Heidegger avait noté que devant un tel Dieu, subsumant toutes les catégories ontiques des étants, nul ne pouvait danser ! Dieu ne représenterait qu’un principe abstrait, à des milliers d’années-lumière de ce Dieu personnel qu’est Jésus-Christ, il ne serait qu’une vague déité, « sorte de grand vertébré gazeux » pour le dire comme Nietzsche. Il ne serait pas l’Autre, médiatisé par la parole qui nous relie et nous  lie à lui.

Le procès contre la doctrine thomiste dépasse les débats d’école philosophique. Il ramène au problème de la présence de l’Église au monde moderne, de sa capacité d’évangélisation, de sa liberté traduite par son affranchissement de la tradition, de sa libération d’une idéologie de l’ordre établi, préétabli, dont Dieu serait au principe et dont l’Église serait le héraut et le défenseur. L’enjeu met les bureaux romains dans l’embarras, voire dans la crainte d’un surgissement de nouveaux chemins théologiques qui fragiliseraient leur pouvoir. Car sans appui sur une loi de la nature (ce qu’ont bien compris les philosophies qui remettent en question la doctrine chrétienne), sans référence à une structure ontologique, ces pouvoirs ecclésiastiques centraux perdraient de leur légitimité. L’ontologie n’est que la face spéculative d’un système à visée totalitaire qui pourrait avoir réquisitionné la Révélation à son seul profit. Ôter au thomisme son caractère officiel, c’est redonner à la théologie sa liberté de recherche et à la pastorale sa liberté d’action.

La fin de l’onto-théologie a sonné avec la mort de Dieu proclamée par L’insensé dans le Gai savoir, qui crie, au delà de la mort de Dieu, la non-crédibilité radicale du concept métaphysique de Dieu comme fondement de tout être, comme être causa sui. Quel genre de pensée peut survivre à Nietzsche ? La riposte de Martin Heidegger surgit quand il effectue le tournant dans la pensée de l’être.

Cependant Thomas n’a pas cédé au mirage de l’identification du Dieu de l’onto-théologie aristotélicienne auquel serait subordonné le Dieu de la Bible. « Je suis qui je suis » (Ex 3, 14), opère un renversement. Quand saint Thomas affirme que Dieu n’a pas d’essence, Dieu n’est pas le premier d’une série des étants, place si critiquée dans le schème de l’onto-théologie, mais c’est pour tenir que, n’existant aucune mesure entre « Celui qui est » et nous-mêmes, cette reconnaissance ne brise en rien la valeur positive de l’être humain. C’est tout simplement reconnaître que Dieu et l’homme ne sont pas dans le même ordre. En Thomas d’Aquin, Dieu ne représente en rien « l’infinitisation » de l’homme, tout comme l’éternité ne s’identifie pas avec un défilé infini des temps. Cette interprétation révèle un préjugé selon lequel le mouvement vers Dieu traduit une recherche de l’homme de façon idolâtrique.

L’ouvrage majeur de Claude Geffré, que je recommande, Le christianisme au risque de l’interprétation, réactualise le texte de saint Thomas d’Aquin, pour le profit de chacun, en l’arrachant à la domination des ulémas catholiques encore attachés à une identification onto-théologique de Dieu.

 

Gérard Leroy, le 23 mars 2019