Pour Jacques et Anita de Saint-Exupéry, en hommage amical

   La ruralité a aujourd’hui son Secrétariat d’État. La ruralité a une histoire aussi longue que celle de la nation, rapportée par Marc Bloch dans son ouvrage, Les caractères originaux de l'histoire rurale française (1931). Marc Bloch y présente son analyse du monde rural en France depuis l’An Mil, rappelant l’avènement du brabant en remplacement du multi-séculaire araire attelé, la pratique de l'assolement régulier, triennal ou biennal. Marc Bloch y révèle entre autres un monde rural d’antan à la fois en osmose avec le village et sous la pression de la petite communauté du bourg. Plus tard, dans les années 50, celles de ma jeunesse, les us et coutumes perduraient. Une moissonneuse-batteuse, propriété d’un seul, allait de ferme en ferme accomplir son ouvrage, avec l’aide de la main-d'œuvre voisine. 

Jadis, nous confie M. Bloch, c’est en commun que les travaux agricoles étaient effectués, obligeant l’approbation de tous dans le choix de la culture d’une parcelle. On divisait alors le terroir en trois « soles », chacune de ces « soles » étant vouée à l'une des trois étapes de l’assolement triennal. On ne coupait pas le blé à la faux, mais on utilisait la serpette pour sauvegarder le chaume qu’on réservait pour que chacun puisse en récupérer une partie. 

Les chevaux de trait, comme les vaches, étaient rassemblés en troupeaux et paissaient sur les champs laissés un temps en jachère. 

Dans les prairies, le premier fauchage revenait au propriétaire. Alors que dans les bocages, chacun étant maître de sa parcelle disposait d’une totale liberté pour choisir la culture qu’il allait semer. Il possédait de surcroît les droits de pâture pour ses bêtes. 

Dans les villages de l'Est, Bloch note (!) : « Un pareil régime n'a pu naître que grâce à une grande cohésion sociale et à une mentalité forcément communautaire. » À cela s'opposait ce qu’on appelait le régime « des enclos ». La seule façon d’échapper à ce régime communautaire étouffant, consistait à aménager autour de sa fermette un jardinet clos, cultivé par l’épouse du fermier, cueillant chaque jour les légumes bien alignés, les fruits du verger où les poules se faufilaient, tandis que quelques canards  barbotaient sur l’onde sombre de la mare voisine. 

À l'inverse, les villages du bocage comprenaient des landes et des terres communes, plus ingrates, dont n’importe quel habitant pouvait se faire usufruitier, surtout ceux qui se trouvaient à l’étroit.

Ainsi, « les caractères matériels n'étaient que le signe de réalités sociales profondes », nous dit Bloch. La difficulté tenait à la conservation d’un minimum d’indépendance, voire d'intimité, dans une communauté envahissante. Alors que dans les bocages, on souffrait d’un trop grand isolement, et l’on appréciait les foires, les fêtes, les processions, comme en Bretagne, qui pouvaient durer parfois plusieurs jours, ou ces ducasses vendéennes propices à la rencontre des jeunes gens qui se rapprochaient jusqu’à former parfois des couples.

Mes souvenirs à moi, je les ai passés à la peau de chamois. Aussi j’ai du mal à accepter les piqûres de rouille sur la carrosserie d’une jeunesse heureuse. Quand j’étais enfant, je savais que les blés étaient mûrs quand j’entendais, début août, le bruit de la moissonneuse-batteuse et de son monomoteur diesel. Je revois ces dimanches dont l’aube enveloppée de brouillard automnal me retenait collé à mon bol de chocolat chaud. Ma tante repassait une dernière fois mon short en toile bleue et veillait à ce que je sois comme un sou neuf pour la messe.

Paré de ma tenue dominicale, je pouvais m’asseoir sur la banquette en vieux cuir de la carriole, coincé entre mon oncle et ma tante, laquelle avait pris soin de nous couvrir les jambes d’une épaisse couverture, car avec la vitesse on frémit sous le vent. Juste dans l’axe du cheval qui nous emmenait à l’église de Montsûrs, en Mayenne, j’étais fasciné par ses fesses qui dodelinaient en cadence, rythmées par un pas régulier, tel un métronome, alternant allegro et pianissimo, sans jamais déroger à la vitesse imposée au départ, pas même quand il déposait sur le gravier sa digestion annoncée par une queue relevée fièrement, comme pour nous narguer. 

À mesure qu’on approchait du bourg on entendait les cloches qui se mettaient à sonner à toute volée. Le pas du cheval ralentissait alors, pour s’arrêter, comme chaque dimanche, près du narthex, où l’on pouvait accrocher la longe. Dans l’église, glaciale, que tentaient d’éveiller des voix nasillardes entamant de mièvres cantiques, je rêvais alors, d’un autre monde peut-être, quoi donc y avait-il d’autre à faire ?

Mon monde rural à moi traversait l’aube des années 1950, bien plus tard que celles que nous rapporte M. Bloch. Les caractéristiques de ce monde rural ancien ne changeront guère jusque vers la fin des années 1960. Ceux qui restaient conservaient leurs mœurs. Ceux qui partaient restaient imprégnés de leur culture originelle.

 

Gérard Leroy, le 7 août 2020