Pour Bernard Schürr, en prolongement...

   Il y eut un saint qui commençait son « Notre Père » sans pouvoir poursuivre, tant la filiation que lui accordait le Père l’envahissait d’émotion.

L’analyse linguistique de l’énonciation est une des intuitions centrales de l’analytique existentiale de Heidegger, à savoir la nécessité de comprendre la parole et le silence comme deux dimensions originaires du discours (1). Il nous faut savoir bénéficier à la fois de l’efficacité de la Parole et de l’innocence du silence. Il s’agit de tracer les limites de ce qu’un langage en général peut exprimer, les limites de la signification. Le silence apparaît comme constitutif du discours.

Mais le silence s’exprime de multiples façons. Il y a comme une plurivocité des silences. Certains silences signifient qu’il n’y a plus rien à dire, d’autres que tout reste à dire. L’approche sociologique de la religion remarque le phénomène de l’aphasie d’un certain langage religieux qui peut aller jusqu’au mutisme. Ou bien alors on a affaire à une sorte de glossolalie de ce même langage religieux.

On est amené à taire Dieu pour plusieurs raisons. Soit parce qu’on le reconnaît avant tout comme indicible et impensable. Mais en revanche on peut parler de Dieu comme tel, comme indicible et impensable. Saint Augustin, disait, en parlant de Dieu, « Il est plus vrai que ce que j’en pense, et ce que j’en pense est plus vrai que ce que j’en dis ». On peut donc aussi faire silence sur Dieu, ce qui est le propre de l’agnosticisme, ou, pour le dire comme E. Jüngel, traduire une « a-théologie » radicale.

La théologie négative, qui parle de Dieu en des termes dont le préfixe négatif dit ce que n’est pas Dieu (in-déterminé, in-fini, in-effable), est une tentative pour atteindre le Dieu indicible. Il y a comme un détournement du langage duquel on attend qu’il dise ce qui est et non ce qui n’est pas. Mais la théologie négative en arrive à une énonciation de Dieu qui permet de le célébrer par delà les codes du monde. Même les superlatifs les plus grandiloquents n’ont pas la force illocutoire requise pour atteindre Dieu, ou pour le nommer. On balbutie, on bafouille. L’énonciation négative est en quelque sorte ce qui nous reste pour exprimer la « suréminence inobjectivable » de Dieu.

« Sur ce dont on ne peut pas parler, il faut garder le silence », recommandait L. Wittgenstein (2). « Là où tant d’autres aujourd’hui pérorent, disait-il, je me suis arrangé pour tout mettre bien à sa place en me taisant dessus ». Le silence devient alors une arme pour faire taire les discours insupportables, métaphysiques et théologiques en particulier. « Le silence peut devenir redoutable aux mains des imprudents » écrit Jean Greisch (3) (…). Plus d’une fois on a voulu raser de si près les vieilles barbes des métaphysiciens, qu’on a tranché la tête des clients en même temps ! »

On ne comprendra rien à ce silence tant qu’on ne se sera pas interrogé sur le chemin qui y mène. Le silence marque l’entrée dans un autre ordre, éthique et mystique, au sujet duquel tout discours est interdit. Pas de bavardage transcendantal !

Le théologien pourrait accepter le « chemin de la pensée » comme une invitation à retravailler pour son propre compte l’opposition du « dire » et du « montrer ».

 

Gérard Leroy, le 19 juin 2020

 

  1. M. Heidegger, Être et Temps, ed. Gallimard
  2. Ludwig Wittgenstein, Traité logic-philosophique (cfrce 1921)
  3. Jean Greisch, L’âge herméneutique de la raison, ed du Cerf, Coll. Cogitatio fidei, 1985, p. 236.