Pour Élias, avec mon affection

   Dans son encyclique le pape François note que « Le monde des ragots, fait de gens qui s’emploient à critiquer et à détruire, ne construit pas la paix » (§ 87) dans un monde qui en a bien besoin « où l’on se dispute partout, où il y a de la haine, où règnent l’orgueil et la vanité, où chacun croit avoir le droit de s’élever au-dessus des autres » (§ 71). Les ragots, les critiques dévastatrices. Souvenons-nous. Tous les grands renifleurs de scandales tentent de nous émouvoir avec des épiphénomènes, comme l’héritage de Johnny ou la longévité de Jeanne Calmant. 

Le dialogue n’est trop souvent que superficiel ou haineux. Les médias nous ont abreuvés de noirceurs avec les affaires. Nos chamailleries occupaient le petit écran, délaissant les événements en Syrie, en Irak ou au Yemen, la résistance des terroristes. Qui se préoccupe de la déliquescence de l’Union européenne, des naufragés de la Méditerranée et de leurs odyssées de mort ? On a presque honte de certains de nos journaux pris dans la tourmente qui transforme les studios en prétoires, où l’on devine les « renifleurs » de l’information prompts à traverser les salons pour aller humer l’odeur des poubelles.

L’homme est toujours immanent au monde mais il ne le transcende plus.

Les réseaux sociaux qui sont de véritables moulins à borborygmes ne sont pas innocents de la situation que l’anonymat ouvre aux haineux et aux imbéciles. A-t-on le moyen de stopper les préjugés, les opinions infondées, les invectives et les insultes, et d’empêcher que se dissolve l’art français de la conversation ? Car se jeter à la tête des certitudes érigées en vérités universelles n’est qu’une manière symbolique de l’art de s’entre-tuer. La conversation qui fit la grandeur intellectuelle de la France au XVIIIe siècle se délite. L’art perdu de la conversation a fait place aux réflexes belliqueux que montre chaque jour la télévision, quand l’empoignade l’emporte sur la raison. Les comportements civilisés s’effacent.

La conversation entre deux parties en désaccord ne peut s’envisager qu’en acceptant le principe de laïcité dynamique, celle de la société civile, distincte de la laïcité d’abstention de l’État en ce que les opinions, les convictions s'expriment et se publient librement, en ce qu'elle permet le dialogue entre des personnes confessant des convictions difficilement conciliables. Aujourd’hui, la société civile est un terrain de confrontation des convictions diverses, dont sortent vainqueurs les « forts en gueule », encouragés à dicter leurs ukases. Le débat tourne au pugilat, et l’intimidation tient lieu d’argument. Les gros bras usent de l’intimidation et de la violence, tout l’arsenal d’un totalitarisme de traîne, démagogue et truqueur, de moins en moins respectueux des règles qu’impose le vivre ensemble. C’est la force qui l’emporte. « L’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran » disait Pascal.

La scolastique médiévale usait de la disputatio, les débatteurs respectaient la règle de l’alternance. Ce qui obligeait chacun à mémoriser —outil de l’intelligence— ce que disait l’autre, de discerner —outil de l’intelligence— l’important, de synthétiser —outil de l’intelligence— de rebondir, pour acquiescer, ou corriger, construire, expression de l’intelligence. 

L’individualisme a étouffé le dialogue. La première condition du dialogue c’est bien évidemment la reconnaissance de l’autre, dans sa singularité. À cause même de sa différence, l’autre nous capte ou nous dérange, nous séduit, ou nous répugne. La notion d’autrui diffère selon les auteurs. « L’enfer c’est les autres », disait Sartre, cet autre dont le regard est aliénant : « Autrui me juge et me condamne » disait-il. De même que pour Platon, autrui est une subjectivité à réduire, par la force s’il le faut. Tandis qu’Épicure percevait autrui comme une subjectivité à réjouir, par la douceur, l’amitié, la jubilation. Le lien social du Jardin d’Épicure, c’est la douceur. La reconnaissance d’autrui conditionne le dialogue. 

Qui est l’autre aujourd’hui ? C’est parfois hélas celui qui vient interrompre une conversation sereine entre amis pour asséner ses certitudes, déclarant péremptoirement : « Attendez, j’vais vous la dire la vérité… ». « Les gens qui ont des certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu’ils se sont levés le matin », écrivait Lucien Jerphagnon. Qui a jamais vu un imbécile douter de soi ? La plupart des hommes sont à la remorque de leurs impressions, ce qui faisait dire à Nietzsche qu’on s’engage par goût, rarement par argument. Quand quelqu’un vous impose ses grades, ses médailles ou ses diplômes, qu’il vous impose ses opinions, sans considération de son interlocuteur, quand le dialogue est inclusif, qui consiste à dire « viens chez moi, dans mon parti, dans mon église, dans mon mouvement, car là est la vérité et seulement là », ou quand au contraire le dialogue est exclusif, qui consiste à dire à l’autre : « tu n’as pas voulu me suivre, tu es dans l’erreur, tant pis pour toi, restes-y, j’veux plus te voir », il n’y a là que mépris, monologue stérile. Où y a-t-il encore du dialogue ? Voilà un des effets majeurs de l’individualisme. 

Un dialogue authentique exige de comprendre ce que dit l’autre, et qui est l’autre qui le dit. Il s’agit de penser la pensée d’autrui, comme par empathie, sans nécessairement la partager. Et si la compréhension s’envisage, c’est en raison d’un présupposé que les consciences s’inscrivent sur un même horizon, la vérité. Pas nécessairement une grande vérité universelle, métaphysique ou autre. Il peut s’agir de s’accorder sur l’heure de départ d’un train, tout simplement pour ne pas le rater. La vérité, quelle qu’elle soit doit pouvoir se frayer un chemin à travers l’échange. 

Il y a une éducation au dialogue à entreprendre, au dialogue authentique qui s’établit sur l’écoute et le rebond. Il convient d’initier les jeunes gens à la problématique des sociétés contemporaines pluri-culturelles, à entendre des argumentations différentes, à quitter la culture du conflit, passer de l’injonction à l’argumentation, de l’indignation stérile à la mobilisation responsable. C’est pas une mince affaire aujourd’hui.

Cet apprentissage reste, il est vrai, à adapter à l’âge, mais on ne pourra pas éluder indéfiniment ce problème.

 

Gérard Leroy, le 16 ou 17 mai, je ne sais plus, de l’an 2020 me dit-on. Le dialogue est ouvert !