Pour mes filles, Marie et Edwige,

   Penchons-nous sur ces corps avilis, dégradés, humiliés. L’insoutenable nous renvoie à l’humiliation du Christ en ce vendredi effroyable qu’on dit saint, oubliant parfois l’horrible sacrifice.

On tente vainement de ré-allumer l’espoir ; on multiplie les génuflexions ; on s’apprête à indemniser, faire amende honorable, brandir le panneau des travaux de l’Église, tandis qu’errent des âmes en galère, victimes innocentes de bourreaux inhumains dont la bure séraphique abritait le loup à l’affût d’agneaux innocents. Toutes ces victimes meurtries à jamais, emportent jusqu’à la tombe une tache indélébile qui les empêche d’être et de vivre.

Frères, qu’allons-nous faire ? (Ac 2, 37)

La CIASE s’est associée à l’Inserm et à l’École pratique des hautes études (EPHE) pour étudier la dimension socio-historique des abus ; aux archives de l’Église de France, celles des diocèses et instituts religieux ; les archives judiciaires et policières ont aussi partagé ce travail. Soixante-treize auditions ont été organisées avec des responsables de l’Église, des historiens, des psychiatres et psychologues, des sociologues, des théologiens… L’enquête conduite sur un échantillon de 28 010 personnes révèle que 14,5 % des femmes et 6,4 % des hommes de plus de 18 ans ont été agressés sexuellement pendant leur minorité.

Bien sûr, le milieu ecclésial n’est pas le seul « terreau » des abus sexuels. Les colonies de vacances ne sont pas en reste (0,36 %), ni l’école publique (0,34 %) ni les clubs sportifs (0,28 %), et la France n’a pas le monopole de ces agressions. Elle dénombre 3000 prêtres prédateurs sexuels, soit entre 2,5% et 2,8% dans l'Hexagone. Le taux est de 4,4% en Allemagne, 4,8% aux États-Unis, 7% en Australie, 7,5% en Irlande.

Quatre groupes de travail se sont réparti la tache. Le premier s’est intéressé aux questions de théologie, d’ecclésiologie et de gouvernance de l’Église, de la figure du prêtre, d’une image héroïque du célibat, tout ce qui a pu constituer un facteur de domination et d’emprise. Un deuxième groupe a travaillé les questions juridiques : comment fonctionne le droit de l’Église ? Le troisième groupe s’est consacré aux questions de reconnaissance, de responsabilité et de réparation. Le dernier groupe de travail a évalué les mesures prises par l’Église catholique depuis le début du siècle.

Les victimes détiennent un savoir unique sur ces violences et attestent cette réalité douloureuse : ces violences sont une œuvre de mort, perpétrées de surcroît par des pasteurs, dont la mission était au contraire d’apporter le salut et la vie. L’effroyable bilan esquisse les chantiers majeurs, à commencer par le démontage effectif de ce « système clérical », qui, selon Danielle Hervieu-Léger, est au principe à la fois des abus et de leur occultation par l’institution (Le Monde du 20/10/2021). Ce serait le moment de saisir l’opportunité d’en finir avec le célibat obligatoire, clé de voûte du système clérical imposé au clergé en Occident depuis le XII^e siècle.

Le rapport Sauvé a mis en lumière l’excessive sacralisation de la personne du clerc, la sur-valorisation du célibat et des charismes. Il invite à  délaisser la figure sacrale du prêtre mâle et célibataire célébrant en majesté dans les atours de sa charge. Ce caractère sacré du prêtre qui confesse (« ceux à qui les péchés seront remis… » Jn 20,23), lui permet de traquer la vie sexuelle des pénitents. C’est là, « dans cette marmite qu’a mijoté une culture cléricale de l’intrusion dans l’intimité des fidèles » (D. Hervieu-Léger).

L’abandon de la discipline du célibat constitue-t-il un remède ? Tout ne se joue pas là, tant qu’on écartera les femmes des ministères ordonnés. Qui nous fera comprendre que ces « Félicité » (cf. Flaubert), réquisitionnées pour faire la cuisine, le ménage, repasser, embauchées pour fleurir l’autel, faire le catéchisme ou accompagner des endeuillés, soient écartées des tâches eucharistiques, nous privant, par exemple, de leur prédication ? Jean Chrysostome disait : « Le prêtre n’eucharistie pas seul, mais le peuple avec lui ».

Qu’allons-nous faire ?

L’église est en réfection permanente. Dosons les couleurs que la grâce offre à notre liberté. Le chrétien n’est ni esclave, ni un quidam anonyme cybernétique. La liberté responsable des chrétiens les portent à veiller aux perversions de la dignité de l’homme, voire du sacré, lorsque ceux qui prétendent en être revêtus oublient qu’ils sont serviteurs et se font prédateurs. Les chrétiens ont à veiller sur les plus fragiles, sans omettre les prêtres qui supportent l’opprobre lié aux abus sexuels. Le clergé se sent soupçonné alors que, dans son immense majorité, il ne justifie pas le carton, même jaune pâle. Prenons pour boussole l’exigence de justice du Christ.

Le rôle social et spirituel de l’Église fait peser sur elle une responsabilité particulière, qui implique réparation, au sein de la société française dont elle est partie prenante. La vocation de l’Église a-t-elle un sens si elle n’est pas en contact avec les hommes et les femmes d’ici et maintenant ? Les religieux et religieuses doivent-ils s’embastiller derrière le pont-levis de leur  forteresse ?    

C’est une question.

Gérard Leroy, le 3 décembre 2021