Pour Jean-Marie Lebouc, avec mon amitié

   Dans les années 1920, les artistes aimaient se rassembler dans une ancienne manufacture de pianos de Montmartre, qui ne disposait que d’un seul point d’eau, d’une seule toilette. Cette bâtisse en bois enchantait Picasso. La baraque était à fond plat et ressemblait autant à une barque qu’à un précieux chalet. Max Jacob aimant à dire : “Ma conscience est un linge sale et c’est demain jour de lavoir” baptisa l’endroit Le Bateau Lavoir

Attirés par les lumières de Montparnasse, ces artistes en vinrent à quitter Suzanne Valadon et son fiston Utrillo, restés fidèles à Montmartre. Les poètes et les peintres firent un jour leurs valises pour rejoindre les Parnassiens. De la Closerie des Lilas jusqu’à la gare régnait une ambiance un peu débridée, attirant Vlaminck, Derain Picasso, Alfred Jarry qu’Apollinaire admirait. Vlaminck et Derain avaient un jour décidé d’être célèbres et il en était né un pari : le premier des deux qui aurait sa photo dans un journal offrirait un festin à l’autre. Vlaminck arriva un matin chez Derain, fier de lui déplier le Petit Journal exhibant sa bobine. Derain, stupéfait lut la légende : la photo montrait un produit laxatif vanté par Vlaminck lui-même ! 

Apollinaire habitait 202 boulevard Saint-Germain. Sur sa porte on pouvait lire : “On est prié de ne pas emmerder le monde”, histoire d’effrayer les huissiers éventuels. Il avait instauré un rite : réunir ses amis tous les mardis à 17 heures au café de Flore. Reverdy évoquant ces rencontres parlait de “la faune de Flore”. 

C’est au n° 8 de la rue de la Grande Chaumière que Modigliani, ce juif italien de 16 ans sans le sou, prit un petit atelier, juste en face de celui que Paul Gauguin avait naguère occupé.

Le quartier Saint-Sulpice évoque encore Huysmans, le sculpteur Pigalle, les poètes, et... le truculent Jarry ! Alfred Jarry, lui, habitait tout prêt, rue Cassette, avec une chouette. Avant de se coucher Jarry dégustait une potion composée de Pernod, de vinaigre et d’une pointe d’encre. Un jour, dans une brasserie dont les murs étaient recouverts de grandes glaces, Jarry vint s’asseoir pas très loin d’une dame escortée d’un voisin si peu apprécié de Jarry que celui-ci se leva, dégaina son inséparable pistolet, et tira sur la glace. Qui explosa. Affolement dans la brasserie. Jarry, imperturbable revint s’asseoir près de la dame, se tourna vers elle et, très calme, lui dit : “Maintenant que la glace est rompue, causons.”

C’est dans les cafés du carrefour Vavin, que se donnaient rendez-vous les poètes, les écrivains, les peintres, les sculpteurs, et même les chansonniers. La Closerie des Lilas ayant lourdement augmenté ses prix, la clientèle s’était glissée vers le Dôme et la Rotonde. On y retrouvait Picasso, Modigliani, Apollinaire, Foujita... Bref, tous ceux qu’on traitait alors de fous.

Foujita habitait rue Delambre. C’était un pilier de la Rotonde bien qu’il ne bût que de l’eau. Un soir, agacé par l'insistance d'une femme du monde qui lui réclamait un idéogramme sur son corsage, Foujita finit par s'exécuter... en japonais. Plus tard, la précieuse se fit traduire le texte qu'elle arborait fièrement. On lisait sur son corsage: "Mon cul est plus gros que la lune !"

Les peintres se retrouvaient au Dôme, à la Rotonde ou à la Coupole, créée par l’architecte André Lebouc, dont le neveu, Jean-Marie, est de mes bons amis. La Coupole c’était 2400 m2, de repas, de danses, de séduction, de chaleur, de retrouvailles, de foires d’empoigne... En 1914, 400 employés y officiaient. Au rez-de-chaussée : un “boufodrome”; au sous-sol : un “coquinodrome”; au premier un boulodrome. Le soir de l’ouverture, le 20 décembre 1927, 2000 personnes avaient été invitées. On a consommé ce soir-là 1200 bouteilles de champagne ! On y croisait les exilés, Zatkine le Russe, Brancusi le Roumain, Aragon, Braque, Hemingway l'américain, Stravinsky, de Saint-Petersburg, ou encore Utrillo quand celui-ci se laissait descendre de sa butte. Le plus passionné de tous les habitués de la Coupole,  celui dont chacun suivait les parades amoureuses, c’était Louis Aragon. Après la guerre y traînaient encore des poètes, des peintres, et des artistes en tous genres. Prévert, Queneau, Vian, les Frères Jacques, Guitry, rivalisaient d’esprit. Tandis que les premières notes de New-Orleans attiraient déjà du monde.

Les habitués du carrefour Vavin, en chandails et pantalons marqués par l’âge, côtoyaient les fourrures et les rivières de perles du chic rive droite, entraîné par Jean Cocteau. 

Le quartier latin s’était barricadé en 1968; il s’est métamorphosé. Le Luxembourg, le “Luco” comme on l’appelle, est l’objet de mille soins. On aime y flâner, du côté du Lycée Montaigne. Par une fenêtre négligemment entr’ouverte on peut encore apercevoir une de ces cartes de géographie signée Vidal-Lablache, qui vous font fait rêver, et qui vous rappelle que la Seine a pris sa source sur les cimes du Mont Gerbier de Jonc. Mes filles n’avaient qu’à traverser la rue pour se rendre à l’école. Les saisons maquillent le jardin. On y rencontre toutes sortes de gens, des mamans fraîchement sorties du Directoire, des solitaires, des hommes d’affaires, des joueurs d’échecs, des apprentis tennismen, et des joggeurs bien entendu.

En flânant aux alentours du "Luco", au coin de la rue Madame et de la rue de Vaugirard, on aime s'arrêter au Pont traversé, une librairie de livres anciens que tenaient jadis le poète Marcel Béalu et son épouse, et qui recevait la visite régulière de François Mitterrand. Juste en face, une plaque rappelle qu'habitait là Sabine Zlatin, la dame d'Izieu. Et dire qu’aujourd’hui les forains de la fringue reluquent le quartier et convoitent la moindre parcelle pour y placer leurs néons clinquants racoleurs...

Paris sera-t-il toujours Paris ?...

 

 

Gérard LEROY, le 14 janvier 2016