Pour Jean-Pierre Janier et le Frère Bernard Cerlès

   Dire Dieu ou le traduire adéquatement en des paroles humaines relève du défi. « Dieu est toujours plus vrai que ce que j'en pense, disait Augustin, et ce que j’en pense est plus vrai que ce que j’en dis ». Dans un temps où le christianisme fait place à la sécularisation, puis à l’athéisme, où les anciennes évidences sur Dieu se fissurent, il s’agit de reprendre la tâche de penser Dieu, avec la vive conscience que Dieu peut être déformé ou tué par le discours, ou passé sous silence par des bavardages inutiles. « Au-dessus de l’athéisme et de la théologie des temps modernes plane en quelque sorte l’ombre de l’impossibilité de penser Dieu » écrivait Eberhard Jüngel (1). C’est en profondeur que le théologien entendait « réapprendre à penser Dieu » et « réapprendre à dire de quoi nous parlons ». Et nous renvoie à la problématique ouverte par saint Bonaventure. Un défi qui ne s’en tient pas à « ce qu’il faut tenir sur la sainte Trinité (2), « ni ce qu’il faut en comprendre selon une « intelligence sensée (3) ».

Dans son Breviloquium Bonaventure émet une remarque toute franciscaine, en ce qu’il plaide en faveur d’une proximité, voire « une hyper-proximité, de l’homme à Dieu » (4) .

Bonaventure ne se contente pas seulement de la différenciation des personnes trinitaires. Il lui faut encore déterminer un mode de prédication convenant en propre à chacun. Ce mode de prédication implique le double rapport de chacun des prédicats à la substance et à leurs relations, et trouve sa raison d’être dans cette étroite et efficace distinction.   

Il s’agit de parler du divin, s’approchant de l’humain, adoptant les modes toujours « imparfaits » de l’être-homme pour se donner à lui. Alors seulement pourrons-nous déterminer et justifier, à la suite du « Docteur séraphique », l’inévitable quête du propre de chaque personne divine.

Des attributs « imparfaits », autrement dit propres à la finitude humaine, peuvent être attribués à Dieu en vertu de la nature humaine assumée par le Verbe.

Si certaines des catégories d’Aristote conviennent à énoncer Dieu : la substance, la quantité, la relation, la qualité, l’agir, d’autres ne conviennent pas à Dieu en ce qu’elles concernent les choses corporelles, sujettes au changement, lequel s’oppose à l’immatérialité divine, comme la mutabilité des choses corporelles s’oppose à l’immutabilité divine. Ceci soulève la question du Verbe incarné qui prit en charge, quant à lui, l’un et l’autre de ces paradigmes proprement humains, soient la corporéité et la mutabilité, comme l’expose Bonaventure dans son Breviloquium.

Ce qui est dit de la corporéité et de la temporalité au sujet de l’homme l’est donc aussi au sujet du Verbe lui-même, qui assume sa nature humaine. En ce sens Dieu prend sur lui de telles catégories corporelles dès lors qu’elles désignent le Verbe incarné, en son être-même et non pas selon notre mode de compréhension qui s’appuie sur l’histoire, les besoins de Jésus, sa soif et sa faim, l’homme traversé par des passions, la tristesse et l’angoisse, qui a résidé dans un lieu déterminé, Israël, en un temps déterminé sous le gouvernorat de Pilate.

Tout devient plus complexe dès lors qu’il s’agit d’attribuer à l’ensemble des personnes de la Trinité, surtout au Père, un certain nombre de ces catégories dites « imparfaites » parce que propres à l’humain.

Des attributs rapportés par les écrits vétéro et néo-testamentaires ne sont pas convenables en propre à Dieu. Ainsi Dieu le Père créateur présenté par l’Ancien Testament, dont le Livre de la Genèse dit que Dieu « dormit » et « se reposa » au septième jour de la création (Gn 2, 2), alors qu’on n’attend pas de Dieu qu’il souffrît de fatigue, ni ne comptât sur le week end pour dormir un brin, puisque Dieu ne subit ni temporalité ni labeur. On le voit encore moins « marcher », déambuler dans le Jardin d’Eden (Gn 3, 8), et saluer les promeneurs qu’Il croise.

C’est ici qu’intervient la nécessité de se pencher sur le mode de description scripturaire auquel doit correspondre, ainsi que nous y invite le Breviloquium, un mode de l’exposition théologique, la métaphore à laquelle se tient chez Bonaventure, une unité, ou une sorte de chiasme de la descriptivité scripturaire et du discours théologique. La métaphore est la seule à même d’assurer théologiquement le bien-fondé de l’application de telles attitudes ou manières d’être spécifiquement humaines à Dieu, nous le rendant ainsi toujours plus proche.

 

Gérard Leroy, le 27 janvier 2023

 

(1) cf. Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, (1977), Cerf, coll. « Cogitatio Fidei » , 1983.

(2) Bonaventure, Le breviloquium, Editions franciscaines, 1968, 8 vol., 1, 2.

(3) Brev. 1,3.

(4) Emmanuel Falque, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Vrin, 2000.