Pour Marie, ma fille, que j’embrasse

   i.e. est-ce que l’art et la société peuvent se séparer ? Est-ce que l’œuvre peut être jugée à part ?  C'est une question que je partage avec l’une de mes filles après la tourmente qui a accompagné la récente cérémonie des Césars.

Ça a tourné au défoulement identitaire, chacun a joué sa partition, les femmes, les hommes, les juifs… Chacun se retrouve assisté au ban d’un tribunal populaire, qui n’est pas juge, mais forcément très subjectif, parce qu’affectif. Toute conviction doit avoir passé par sa propre auto-critique pour n’être pas suspectée d’un amont… psychologique.

Les gens voudraient juger toutes ces affaires, en fonction de ce qu’on sait d’untel, de telle religion, de telle sensibilité politique, dont on décline hâtivement l’identité, alors que ce n’est pas le débat ni le sujet. La dérive est dans le rapprochement d’un certain intégrisme de la pensée.

Tous ces petits lynchages ordinaires qui brouillent le petit écran finissent par polluer notre société qui n’a de cesse de proclamer les bienfaits du « vivre ensemble », d’asservir chacun, de censurer nos échanges. Chaque jour, un groupe, une minorité, érigée en représentant d’une cause, exige, menace, et fait plier (…). Et nous ne voyons toujours pas grandir le radicalisme intégriste des tribunaux populaires, appelant à combattre ce qui dérange les censeurs. La police de la culture tourne à la police de la pensée. Toutes les entreprises épuratrices » nous sont assénées par nos « scouts du bien ». 

À la question, légitime : « peut-on apprécier une œuvre si l’on n’apprécie pas son auteur ? », on est renvoyé à Céline, Roman Polanski, Woody Allen, Frédéric Mitterand, Gabriel Matzneff… Ma propre approche observerait séparément l’acteur, l’œuvre, l’observateur de l’acteur et de l’œuvre, le lien ou la distance existant entre l’acteur et l’œuvre, et enfin la temporalité, car il y a à considérer le temps de l’acte, le temps du remords, le temps du pardon (cf. Jn 8, 1-11).

Les cas cités sont différents non seulement dans l’acte en soi mais aussi dans le rapport que les auteurs entretiennent avec l’acte commis. Céline écrivait que « les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés qui doivent disparaître » (cf. L’école des cadavres). Tout ce qui parle de Céline ne fait aucune allégeance à son « génie », ce qui a pour effet de scléroser les discussions autour de son œuvre, et de servir ceux dont l’intérêt pour Céline se limite à son idéologie. La condamnation devient damnation. En conséquence la qualité de l’œuvre disparaît. 

Gabriel Matzneff, de son côté, occulte totalement la souillure indélébile qu’il a causée, et prend plaisir à raconter ce dont il a joui. On peut s’étonner qu’aucun observateur n’ait alors condamné les éditions Gallimard pour avoir publié ses Carnets noirs.

Woody Allen, lui, se voit privé de publier son auto-biographie. Là on tombe dans la police de la culture. Il ne s’agit pas de le récompenser, de l’applaudir. Il s’agit de lui donner la parole, sa version, sur une affaire qui a été jugée, « sans preuve » a dit la Cour. Comme il ne s’agit pas d’empêcher E. Zemmour de parler, mais d’engager un dialogue (un vrai, pas de discutailler) avec lui. Donc vouloir empêcher W. Allen d’écrire, Zemmour de parler au lieu de lui répondre, c’est adopter la dérive d’un tribunal populaire qui se coupe de l’intelligence et s’érige à la place de la justice. D’autre part nous rêvons d’un dialogue qui serait un pur face à face. Mais même le rapport le plus intime se détache sur un fond d’institutions, sur la paix de l’ordre, sur la tranquillité qui protège la vie privée. Nous pouvons en être contrariés mais nous ne pouvons pas faire que le « eux » égale le « nous ».

Le problème aujourd’hui est crée par l’imagination (« l’imaginaire » pour faire savant). L’imaginaire se développe dans toutes les logosphères (twitter, Facebook etc.) avec ses représentations érigées en vérités, assenées avec virulence parfois, sur lesquelles on construit des systèmes plus ou moins rationnalisés pour leur donner une couverture intellectuelle (et faire avaler des couleuvres). Il s’agirait « d’aller aux choses mêmes » (Husserl), et prendre de la distance vis à vis d’un fondement ontologique non repensé de nos sociétés qui s’enivrent de leurs sacro-saintes « valeurs » éternelles.

Le comportement éthique, désormais, ne doit pas être défini uniquement par rapport à soi. Il doit dévoiler la dimension dialogique et institutionnelle du rapport de chacun aux valeurs éthiques d’une part, morales d’autre part. Il ne s’agit donc plus, dans une référence à « nos valeurs » d’une affirmation de soi, de sa liberté, mais aussi d’un acte de reconnaissance de la liberté d’autrui et des institutions. Je renvoie ici à Levinas qui engage à faire advenir la liberté de l’autre comme semblable à la mienne. L’autre est mon semblable ! Semblable dans l’altérité, autre dans la similitude.

Comment adapter la relation éthique au concret des relations de tous les jours, familiales, commerciales, économiques, sociales, culturelles, politiques, aux questions universelles, celles qui concernent le monde, la justice, la paix, le droit, le respect des minorités, la fraternité, l’écologie, la guerre, la géopolitique… ? La modernité est habituée à penser que les hommes sont prêts à s’entre-dévorer et que l’État (Léviathan) et les institutions sont là pour les tenir en lisière. Un peu à la manière du cocher qui doit contrôler l’attelage dans le Phèdre de Platon. Le passage à ces choses concrètes s’opère par l’entrée de celui que j’appelle « le Tiers », l’autre, prochain, mais aussi prochain de l’Autre. J’avoue que le statut du tiers est ambigu, puisqu’il est à la fois Autrui pour mon prochain, et l’égal d’Autrui pour moi. Les rapports entre moi, autrui et les autres constituent un véritable chassé-croisé de relations qui se joue dans les rapports inter-humains, que Lévinas rapporte à la justice. Nous sommes jetés dans le monde où il y a déjà de l’autre, disait Sartre à la suite de Heidegger. La socialité de l’homme d’aujourd’hui n’est pas le résultat d’un encouragement à le devenir, comme y invitait saint Paul (« du pain sans levain »), argumenté par un contrat social. C’est en revanche le mode de relation à cet autre, à mon prochain, qui définit la relation éthique à partir de laquelle on peut et on doit se placer en regard des événements qui font aujourd’hui débat. 

 

Gérard Leroy, le 19 mars 2020

Nota : Je renvoie à l'ouvrage d'Emmanuel Lévinas Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Livre de Poche ; ainsi qu’à Totalité et Infini

Je ne peux passer sous silence J.P. Sartre, qui voit l’autre comme « celui qui me regarde, me juge et me condamne ». Selon J.-P. Sartre, autrui est un autre pour-soi. Ce qu’autrui voit de moi ne m’appartient plus. Autrui est liberté qui me pose comme chose du monde. Dans mon être-objet révélé je saisis la présence de son être-sujet. La possibilité permanente d’être vu par lui, c’est la possibilité permanente, pour un sujet qui me voit, d’être substitué à l’objet vu par moi. L’ « être vu par autrui » est la vérité du « voir autrui ». C’est seulement pour autrui que je suis... voleur, généreux, avare etc . cf. Ph. Huneman et Estelle Kulich, Introduction à la phénoménologie, Armand Colin, pp.85-87.