Synthèse d'une rencontre organisée par G. Leroy et B. Kouchner sur le thème de la pauvreté, à Narbonne
“Tout au long de cet hiver, les restos du cœur ont servi une quantité de repas en très nette augmentation par rapport aux hivers précédents...”
Voilà ce qu’un de nos amis entendit récemment sur une radio régionale. La faute à l’hiver ? plus rude cette année ? Au chômage ? À la précarité ? Tandis qu’on annonce une franche diminution du taux de chômage nous voilà bien surpris d’en voir les effets continuer d’amplifier.
Méconnus et ambigus, ils montrent tous la même impuissance à surmonter l’infortune. Affligés, malades, incapables d’assurer leur propre subsistance, il faudra longtemps avant que leur insuffisance ou la privation de travail ne leur soient reconnues, comme une pauvreté laborieuse en quelque sorte.
Les contours de la pauvreté restent flous. Comment apaiser la souffrance du manque sans nuire à la dignité du manquant ? Comment éviter que la compassion ne se transforme en police des pauvres ?
Les causes de pauvreté sont diverses. Qu’il nous faut déceler avant d’ouvrir des pistes de réflexion adéquates si tant est qu’on puisse espérer apaiser cette souffrance dont on sait bien qu’il s’en faut de fort peu qu’elle soit la nôtre. La pauvreté n’est pas qu’une notion. Elle est faite de réalités sociales complexes et mouvantes, difficilement saisissables. Entre le concept et les situations vécues, il y a un fossé. Les brutalités de la vie contrarient le confort de la pensée, même la plus subtile.
Est-on pauvre ? Ou devient-on “un pauvre” ?
Il serait simple d’imiter ceux dont la bonne conscience croyait pouvoir distinguer les bons et les vrais pauvres des autres, les mauvais, les faux, les rebelles. Manichéisme facile. Il faut en démonter les ressorts. D’emblée nous saisissons que cette situation se situe sur deux plans séparés par une ligne de démarcation fragile entre la vulnérabilité aux agressions de l’infortune et la déchéance sans recours.
On décida d’y réfléchir. Avec Bernard Kouchner nous sommes allés à la rencontre de personnes qui se mobilisent au service de ces êtres fragiles, sans archives et souvent sans visages. C’était à Narbonne, au cours de l’été 2006. De ce que nous avons appris des responsables d’associations ou de personnes elles-mêmes indigentes, nous avons tenté de mieux comprendre. Pour mieux disposer nos actions en faveur des exclus.
Il nous fallait en savoir plus. De la part de ceux qui sont confrontés à ce phénomène, soit par vocation professionnelle, soit par vocation associative, soit tout simplement parce qu’ils le vivent du dedans.
Ce que nous ont confié nos interlocuteurs
L’un d’eux nous a raconté son histoire. Il rentrait un soir de son travail. Comme après chaque jour passé dans sa cabine de péage, à la sortie de l’autoroute. Il avait contrôlé, encaissé, rendu la monnaie à une main sans visage, sans omettre le rituel “Merci, bonne route”. Il avait accompli mille, deux mille fois peut-être, sa tâche quotidienne. Il rentrait, comme chaque soir, soulagé, las, mais heureux de retrouver les siens et de s’adonner, marmaille accrochée à ses basques, aux travaux de son potager. En passant l’étroit portail qui mettait derrière lui son ouvrage il fut pris d’effroi. À la place des cris d’enfants et de la pagaille ordinaires : silence et vide. La modeste villa avait été désertée de ses gens et de ses meubles. Il apprit très vite que sa femme avait organisé l’exil, emportant mômes et baluchon. Il s’enferma dans la prostration, n’alla plus à sa cabine de péage. Il but. Tant qu’à la fin la tirelire se vida, elle aussi. Il boit toujours. Il est désespérément seul. Misère au dos.
La pauvreté se mesure. Joseph, premier témoin de notre rencontre, a rappelé le programme des Nations Unies pour le Développement humain (PNUD), établissant quatre critères à partir desquels on mesure le Développement humain de la pauvreté :
- l’espérance de vie, en pourcentage de la population risquant de décéder avant l’âge de 60 ans;
- le niveau d’instruction, en pourcentage de la population souffrant d’illettrisme;
- la pauvreté économique, en pourcentage de la population dont le revenu individuel disponible est inférieur à la moitié du revenu médian du pays; on peut retenir le chiffre de 60%;
- l’exclusion, en pourcentage de la population active sans travail depuis 12 mois.
Rappelons qu’un habitant de cette planète sur cinq vit avec moins d’un $ par jour, et deux autres avec moins de deux $.
Joseph a montré l’écart qui n’a cessé de croître entre richesse et dénuement. Y compris dans les sociétés dites “riches” où les inégalités ont été aggravées par le chômage et la précarité du travail. En France 10% de la population vit sous le seuil de pauvreté, dont un million d’enfants. Les restos du cœur ont distribué 67 millions de repas au cours de l’hiver 2006. 9% des adultes souffrent d’illettrisme, et c’est un taux de chômeurs identique qui nous est annoncé, auxquels il faut bien évidemment ajouter les non-comptabilisés. C’est encore 10% de la population métropolitaine qui vit en dessous du seuil des bas revenus évalués autour de 620€ par mois. On ne compte pas moins de onze mille suicides par an dans notre pays. Voilà la situation.
La pauvreté comporte des degrés, a-t-on rappelé. Elle varie sur le plan social, selon les époques, les niveaux de culture et de développement économique. Sur le plan individuel elle diffère selon le rang et le milieu.
La nouveauté, à la différence des temps passés, est peut-être que l’on prend conscience de cette fameuse “fracture sociale”, alors qu’elle était tacitement admise auparavant. Et l’attente qui suit cette prise de conscience se tourne parfois exclusivement vers la politique. Dans nos sociétés habituées à une gestion volontariste et moraliste de la chose publique, on estime ainsi que c’est à la politique de corriger seule cette injustice. À l’observation, l’augmentation de la pauvreté l’a rendue plus visible et il semble que l’opinion publique y soit plus sensible. Le nombre de pauvres commence à susciter une charge affective de compassion ou d’horreur, de révolte, de crainte; le regard porté sur les indigents s’accompagne pourtant encore trop souvent d’un vocabulaire dépréciatif, d’une présomption de paresse, d’une condamnation péremptoire et sans intelligence de la dégradation qui justifie le détournement du regard et le refus de l’aumône. Ainsi passe-t-on de la condescendance au dédain, du dédain au mépris, et du mépris à la répulsion.
On ne s’étonne pas que le misérable éprouve alors un sentiment de honte devant son état qu'il estime indigne, attestant ses carences. Ce dont il manque c'est de tout. D’argent, mais aussi de relations, d’influence, de pouvoir, de science, de capacité intellectuelle, de liberté, de dignité en quelque sorte.
Reconnaissant alors son infériorité devant la suffisance des nantis, sa lutte pour le pain quotidien, son incertitude du lendemain, sa déchéance sociale, sa fragilité, son déclassement, le loqueteux cache tout cela dans une discrétion de “pauvre honteux”.
“Pauvreté n’est pas vice” nous a dit Jean-Claude, ce médecin investi dans l’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ce phénomène, mondial, a fait observer Patrick, est à la convergence de multiples facteurs, dont on retiendra la perte de l’emploi, le manque d’éducation, de formation, l’isolement, la hausse des loyers. Non seulement aucune des franges de la société n’est immunisée, mais la pauvreté est multiforme. Elle est sociale, culturelle, relationnelle constatait Gabrielle, retraitée de l’Éducation nationale, Présidente d’une association qui depuis 13 ans répond aux besoins d’hébergement d’urgence d’hommes seuls ou accompagnés de leur chien. Elle doit faire face chaque hiver à la surcharge. Ces “Bas seuils” qu’elle accueille, nomadisent. Ils sont sans attaches; ce ne sont même plus des méconnus, mais des inconnus. Rebelles, vagabonds, propagateurs d’épidémies, infirmes, ils sont voués à l’émigration.
Sabine était jadis chargée des investissements d’une société londonienne sur les marchés mondiaux. Elle est aujourd’hui Secrétaire Générale d’une ONG humanitaire. Elle a attiré l’attention sur la fragilité grandissante de la classe dite “moyenne”, dont l’appauvrissement entraîne l’incapacité à soutenir les plus démunis. N’est-il pas urgent de repenser le monde du travail et de lui appliquer des solutions pratiques ?
Ouria, étudiante, a fait part des questions des ados de son quartier, ceux-là mêmes dont l’echec scolaire a entaché l’avenir. Elle prétend elle aussi, comme Jean-Claude, que la perte d’estime de soi cause le rejet et induit la rupture avec l’environnement social. Les pauvres subissent le poids d’une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise. Ils voudraient qu’on leur parle avec respect même s’ils rechignent au rapiècement à une société où ils ne savent pas nager. Ils nous incitent à vivre ensemble en exigeant pour chacun le même respect.
Propositions de nos interlocuteurs
Retablir le dialogue entre toutes les composantes de la société, c’est assurément se coltiner à la “gueuserie” hostile à l’ordre établi, vivant en petits groupes qui prennent l’allure de communautés, de bandes en marge et comme tels, suspects de subversion.
Pour Monique, qui est aussi membre d’une ONG humanitaire de développement, l’éducation structure l’intériorité du sujet, médiatise la relation à autrui, et développant le sens critique constitue un levier d’accès à l’autonomie. Monique a à cœur de capitaliser les expériences en vue d’une diffusion qui servirait au développement de la formation à l’ère planétaire dans laquelle nous baignons désormais.
Rupture familiale, solitude, absence de fraternité, inadaptation des mécanismes socio-économiques, manque d’éducation, absence de lien social, c’est tout cela que nos témoins ont rapporté. C’est ensemble qu’on doit s’atteler au problème, recommande Éric, professeur de Lycée, convaincu que la valeur du travail réintègre l’ensemble des valeurs sociales primordiales.
L’absence de fraternité a été soulignée. La restauration de l’estime de soi ne peut s’envisager sans un regard plus humain de la part d’autrui.
Visant à remettre sur les rails le RMIste, Patrick a proposé que la réorientation soit prise en charge, en ouvrant un crédit alloué à l’appui conseil pour chaque cas. Ou qu’en créant un label “entreprise citoyenne”, s’ajoutant ou s’intégrant à la norme ISO, on s’éloignerait d’une vision holistique de l’entreprise, peu soucieuse des hommes qui la composent.
Gabrielle réclame que soient pérennisés tout au long de l’année l’hébergement d’urgence, qu’on ouvre de nouveaux Centres d’hébergement et de réinsertion où la personne serait suivie, grâce à la création d’un livret de route similaire au livret de santé, qui rendrait plus aisé le soutien de son évolution, et qu’enfin on regroupe en un même lieu les offices d’aide afin d’éviter la galère des démunis. Gabrielle n’a pas manqué de faire remarquer que dans l’accompagnement le cœur ne suffit pas et qu’il est indispensable de former des bénévoles.
L’éducation n’a pas manqué d’être citée comme condition nécessaire à la structuration et au développement de la personne. Encore une fois on a insisté sur l’illettrisme en France. Un ancien recteur d’université, Patrick, a appelé au respect des fondamentaux indispensables à l’entrée des classes de collèges. Il est convaincu qu’on tirerait profit de l’obligation faite aux élèves de passer un CAP en classe de IIIe, ce qu’on a désigné de “double enseignement”.
Comment, enfin, rétablir le lien social ? Comment corriger le tir d’une société où l’économie a valeur hégémonique, où le politique abdique, où la morale s’estompe ? La réponse n’est envisageable qu’en développant le tissu associatif, établissant des passerelles entre les associations, comme l’a suggéré Jean Marc, Président d’une association d’insertion sociale et professionnelle.
“Zéro pauvre, moins d’impôts”, c’est possible ! C’est en tout cas ce qu’affirme Alain, professeur à l’université, qui a dirigé une étude publiée sous le titre : Éliminer la pauvreté en France, aux éditions Économica. Son axe : la mutuellisation comme facteur d’autonomie, de responsabilité, d’économie, de justice sociale. Il a l’idée qu’une allocation personnelle forfaitaire (un peu plus d’une centaine d’euros par mois) soit attribuée à tous, sans condition. Comment y parvenir ? En substituant cette allocation à toutes les aides existantes, hormis les assurances chômage, vieillesse et santé.
Sur les 40 milliards d’euros que verse l’État, 10 seulement iraient aux plus démunis. Alain, qui n’est pas un fanfaron et qui sait pourtant qu’à l’énoncé de ses propositions l’écoute se fait dubitative, prétend qu’on pourrait éliminer la pauvreté grâce à l’allocation personnelle. L’originalité de la démarche tient dans la mise en place de critères électifs libres. La “consentement à redistribuer” des mutualistes serait alors suffisant pour éliminer la pauvreté.
Conclusion
Cette approche de l’humain dans son dénuement est lié à l’exigence d’unité. Projet impossible ? C’est de s’y risquer qui fera surgir les possibles. Par là se dessine le visage de l’humain où s’exprime notre pouvoir être. Il nous faut rétablir l’espace interpersonnel. Le sens de la responsabilité est condition de la reconstruction.
Un courant idéologique entraîne aujourd’hui l’individu à se poser systématiquement en victime. Si je renverse ma voiture dans le fossé c’est de la faute du cantonnier ! C’est toujours de la faute des autres. Cette idéologisation de la victimisation est dangereuse, car elle évacue progressivement le sens de la responsabilité.
Le concept de responsabilité se formule dans la réponse à une quête, une exigence. Le devoir-être fonde l’être. La responsabilité définit l’identité. C’est la finalité qui nous désigne responsables. “Nous sommes tous coupables de tout, devant tous, et moi plus que n’importe qui” écrivait Dostoïevski dans Les frères Karamazov. Qui est responsable ? Moi, dont l’anonymat justifierait l’irresponsabilité ? Si je limite ma responsabilité, je cesse d’être moi. “Mon identité va de pair avec ma responsabilité”, disait Lévinas.
Le pauvre peut-il espérer grand chose, sinon s’ériger en victime pour améliorer sa situation ? Il est acteur potentiel. Disons-le lui ! Il convient de permettre aux individus atteints par des situations sociales très difficiles, de devenir ou redevenir des sujets. Aucun ne se réduit à la somme de ses difficultés sociales ou des injustices subies.
Se reconstruire humainement implique l’expérience de la participation à l’espace social, à la vie de la cité. Ça passe par deux dimensions : la parole et l’action. Une vie sans parole et sans action est morte au monde. C’est l’expérience des gens en détresse sociale. Une personne que l’on n’écoute pas, qui ne dispose d’aucun lieu pour s’exprimer, assistée mais empêchée d’advenir sujet, perd une dimension de son humanité. La parole lie à autrui. Il y a nécessité d’action. Agir c’est affirmer sa place. Mais en même temps l’action a besoin de la parole pour que les hommes montrent qui ils sont. À partir de là il convient de différencier l’usager du citoyen, l’usager attaché au fonctionnement ne cherche que la satisfaction à court terme, le citoyen se préoccupant de l’avenir, et donc de la portée des décisions. Or nous vivons dans une société qui donne la priorité à l’immédiateté, à l’instantané, voire à l’éphémère. L’ère de l’informatique nous plonge dans cette culture de l’immédiateté. D’où ce nouveau rapport au temps, qui s’avère peu favorable à la construction de soi. Un des critères d’exclusion dans une société obsédée par la vitesse devient la relation au temps. Les exclus sont les exclus du temps.
La cause des misérables apparaît à beaucoup désespérée. Ils sont comme surpris de ne pas vivre la même chose que leurs parents. Nous ne viendrons pas à bout de leur misère tant que nous ne tiendrons pas durablement nos engagements. Pouvons-nous exiger des plus démunis le respect de la loi et continuer à bafouer celle-ci lorsqu’elle affirme que : “la lutte contre les exclusions est un impératif national et... une priorité de l’ensemble des politiques publiques” (Loi d’orientation contre les exclusions, de juillet 1998).
Nous les sécurisés, nous nous endormons dans la quiétude, coupés de ceux qui sont nos frères. Pas des déchets, des laissés pour compte, mais des victimes, calfeutrées sous les porches, égarées dans leurs bidonvilles. Leur réalité nous ne voudrions pas la connaître et plus nous nous enfermons dans nos forteresses, moins nous serons capables de savoir ce qu’il en est réellement. Nous avons, à Narbonne, entendu d’autres accents.
Il nous faudra parler avec respect des pauvres en désarroi qui entendent la France installée leur dire que la place leur est comptée et qu’au soleil de l’opulence il n’y aura de strapontins que pour ceux qui, individuellement, sauront entreprendre des efforts herculéens.
C’est l’épaisseur d’humanité qui nous habite, pas celle des loups. L’être de l’homme est en ses relations. Ce n’est pas l’homme isolé, le sujet solitaire exclu. Entre tous nous nous lions par nos dons réciproques.
Gérard LEROY pour BK le 13 juillet 2006