« Ce feu, cet incendie qui ravage l’Église tout particulièrement en Europe, c’est la confusion intellectuelle, doctrinale et morale, c’est la couardise de proclamer la vérité sur Dieu et sur l’homme et de défendre et transmettre les valeurs morales et éthiques de la tradition chrétienne. » Ce sont les mots de votre conférence donnée à l’église Saint François-Xavier à Paris, en mai dernier. Votre texte m’a été envoyé par un affidé du site « Salon Beige » que dirige un certain Guillaume de Thieulloy, lequel se définit comme royaliste légitimiste. Il est parrain du projet Notre antenne, d’extrême droite, et édite Jean-Marie Le Pen, homme politique français, islamophobe, xénophobe, et révisionniste. Nous ne sommes pas dupes devant ce « cheval de Troie » qui dissimule mal l’idéologie funeste dont G. de Thieulloy se fait le chantre.

J’entends bien votre invitation à obéir à la doctrine chrétienne. À ce mot de « doctrine » je frémis, comme sous les ordres d’un capitaine qui fait marcher ses troupes en cadence. Et qu’est-ce qui autorise le capitaine Sarah à dénoncer la « couardise » des chrétiens ? N’y a-t-il pas là l’aveu d’une peur effroyable de la sécularisation et une paresse coupable à ne pas vouloir regarder la réalité ? Vouloir « proclamer la vérité sur Dieu », comme vous nous y invitez, c’est asséner « notre » vérité et vouloir l’imposer au monde. Au risque de se porter à des années-lumière de la Vérité de Dieu. 

Le régime historique de l’esprit humain conditionne l’intelligence de la foi, fait passer d’une naïveté seconde à l’épreuve critique. Ce qu’encourage le pape François qui vient de souligner l’importance d’une théologie en dialogue avec la société, comme avec les autres religions, insistant sur la nécessaire liberté de recherche des théologiens. Sachez, Monseigneur, que tout chrétien ici-bas, dans l’Occident que vous tancez de haut, fait peu à peu l’apprentissage de la théologie, porté par la vague de sécularisation qui a vidé les églises de ceux que la croyance enchaînait pour n’accueillir que ceux que la foi libère. La théologie n’a de sens que si elle est en contact avec les hommes, tels qu’ils sont, pas en excluant. Elle cherche à déchiffrer le sens des énoncés de foi dans leur forme scripturaire et théologique en fonction de l’expérience historique et culturelle de l’homme d’aujourd’hui. Car l’histoire est à la fois l’histoire de la quête par l’homme de cet Absolu que nous nommons Dieu et l’histoire de la quête de l’homme par Dieu.

Les nouveaux défis apostoliques, les nouveaux instruments conceptuels, nous éloignent des postures qui se haussent du col, si sèchement doctrinales qu’elles deviennent doctrinaires, articulées autour d’une pensée qui assimile la vérité chrétienne à une vérité idéologique.

En regard de ces tentatives de récupération, une théologie homogène à son origine évangélique, élabore une vérité existentielle, délivre la signification qu’a l’actuelle parole de Dieu pour l’homme travaillé par l’enthousiasme de la Bonne Nouvelle et engagé dans l’aventure du Salut divin en Jésus-Christ. Cette théologie, tout en faisant sa part à la diversité des tâches et des charismes dans l’Église, n’est jamais coupée de l’action pastorale qui est sa finalité.

En présence de l’état de crise que vous pointez comme menacée par le chaos, nous avons à répondre à l’urgence d’une éthique globale qui se place sous le signe d’une interpellation réciproque des morales religieuses et d’une éthique séculière.

Délaissons l’impérialisme chrétien qui annihilerait toute tentative de dialogue. Cherchons plutôt à tirer les conséquences du paradoxe de l’Incarnation, à savoir « l’union de l’absolument universel et de l’absolument concret » (Paul Tillich). Chemin faisant nous conviendrons que la manifestation de l’Absolu dans une particularité historique nous invite à ne pas absolutiser le christianisme comme voie de salut exclusive. Cela ne remet pas en cause l’unicité de la médiation du Christ comme source et cause de la grâce. C’est reconnaître la nature de la grâce, et non lui assigner un propriétaire. La grâce, christique, n’est pas pour autant le monopole du christianisme. De l’universalité de Jésus-Christ on ne peut en effet déduire l’universalité du christianisme. Tout l’effort de la théologie, et plus particulièrement de la théologie des religions, est de maintenir un inclusivisme christologique constitutif du salut. Nous voilà loin des idéologies moralisantes. 

Acceptons que la sécularisation puisse être providentielle, en ce qu’elle aura provoqué à prendre Dieu infiniment plus au sérieux et à faire une certaine expérience de Dieu comme peut-être les croyants ne l’avaient jamais faite auparavant. Je crois, pour ma part, Monseigneur, que l’avenir du christianisme en France n’est pas suspendu au maintien des valeurs chrétiennes de l’Occident, mais tiendra à la capacité d’annoncer Jésus comme Christ, révélé au matin de Pâques. La tâche pastorale des chrétiens dans cette perspective, est assurément plus ardue qu’une leçon de morale. 

Veuillez croire, Monseigneur, à ma fraternelle et respectueuse considération,

 

Gérard Leroy, le 27 juin 2019

 

Mgr Robert SARAH

préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements

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