"Pas de survie sans ethos planétaire. Pas de paix mondiale sans paix religieuse. Pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions". Ainsi commence le livre d'Hans Küng, Projet d'éthique planétaire, paru aux éditions du Seuil en 1991, dix ans presque jour pour jour avant l'attentat commis contre les tours du Trade World Center de New-York, justifié par ses auteurs par une machiavélique falsification de l'islam, déclenchant aussitôt une islamophobie développée par les incultes de la culture religieuse.

Des croyants de confessions diverses ont bien compris en créant, en 1970, à Kyoto, la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, la nécessité d'une éthique de responsabilité, en place d'une éthique de la réussite ou d'une éthique de la conviction porteuse de sa composante de violence. Entreprenant ensemble de propager la paix entre les religions, en commençant par la faire entre eux, les précurseurs de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix ont d'entrée saisi le temps à rattraper. Robert de Montvalon, qui fut Président français de cette Conférence dans les années 90, introduisait souvent ses allocutions par cette remarque "Nous disons que le dialogue interreligieux est nécessaire et urgent, mais nous nous empressons d'ajouter que nous n'y sommes pas préparés".

Le dialogue, en soi, ne va pas de soi. Le dialogue humain ne va pas de soi. Nous le savons par expérience. Or, le dialogue interreligieux n'est rien d'autre qu'un dialogue humain, spécifique, en ce qu'il met en présence des interlocuteurs qui appartiennent à des traditions religieuses différentes.

Que font les croyants de diverses confessions quand ils pratiquent le dialogue interreligieux ? Ils ne commencent pas par s'affronter sur les points de théologie qui d'entrée rendraient leurs échanges inconciliables, non. Ils échangent, sur leur pratiques spécifiques, questionnant par exemple un membre de confession juive sur les conditions qui entourent la Bar Mitsva, interrogeant le musulman sur la présence des femmes au pèlerinage de La Mecque, réclamant du catholique des explications sur des prescriptions alimentaires aujourd'hui caduques etc. Ou bien ils prient, côte-à-côte, attestant là de la réalité suprême, reconnaissant leur limite de leur histoire d’homme. Ou bien ils se rassemblent, en vue d’œuvrer pour une cause commune, la paix par exemple. Au programme des ONG interreligieuses comme à Sant’Egidio, se retrouvent des dossiers brûlants : le Proche-Orient, les défis de la mondialisation, l’avenir de l’Afrique, les perspectives de l’islam, la bioéthique, etc. Ce n’est pas un fourre-tout. C’est la preuve de l’implication des croyants de toutes traditions dans la totalité de ce qui fait la vie. Le dialogue interreligieux se révèle ainsi, loin d'une fin en soi, comme moyen. Son but ? Participer ensemble à la construction, voire au rafistolage toujours inachevé, d’une terre plus habitable.

 

Le dialogue interreligieux ne va pas de soi

Notre sensibilité culturelle n’était pas préparée, à cause même de son héritage chrétien, au dialogue interreligieux. La crainte des chrétiens est fondée théologiquement et culturellement.

Culturellement. La crainte des chrétiens porte sur la relativisation du message chrétien. Les chrétiens ont l’impression que leur religion est exposée au grand étal des religions du monde, comme une marchandise, qui ne vaut pas moins qu’une autre, certes, mais pas plus, et qui, comme les autres, n’échappera pas à la grande braderie de la sécularisation. On comprend que cet amalgame soit perçu comme une atteinte  à leur intime conviction par les chrétiens. Car en effet, de génération en génération, les chrétiens ont véhiculé la conviction d’être seuls détenteurs de la vérité et seuls dépositaires du salut. Précisément depuis le IIIe siècle, et la déclaration de l’évêque Cyprien, de Carthage :”Hors de l’Église, pas de salut !

Théologiquement. Dans l'évangile de Jean (Jn 14,16) Jésus déclare, qu'il est "Le chemin, La vérité, La vie". Le Christ ne laisse pas un instant supposer qu'il est un chemin parmi d'autres ou une vérité partielle. Il est LE chemin, LA vérité, LA vie.  Et Saint-Luc persiste dans le Livre des Actes. On lit en effet que "il n'y a pas d'autre nom donné aux hommes que celui de Jésus par lequel il nous faut être sauvés" (Ac 4,12). Pour le dire crûment n’allons pas chercher d’autre canot de sauvetage que celui qui porte le nom de Jésus. Comment, dans ces conditions, peut-on espérer le salut pour l’humanité qui n’a pas choisi ce bateau ? Or, Paul arrive à point pour déclarer, dans sa première lettre à Timothée que Dieu veut le salut pour tous les hommes  (1Tm 2, 4).

Voilà comment se pose la dialectique du problème. Comment concilier, articuler la confession de Jésus-Christ comme unique médiateur entre Dieu et les hommes et la volonté divine de salut universel ? Paresseusement, on a cru s’en tirer : les non-chrétiens n’ont plus qu’à rejoindre le christianisme !

Comment concilier l’unicité de la médiation du Christ dans le plan de salut de Dieu et la volonté divine de salut universel ?

Les chrétiens proclament que Jésus est le chemin. Ils ne seraient pas chrétiens s'ils ne soutenaient pas cette affirmation, certes. Mais le christianisme n’a-t-il pas été par trop rapide en besogne à baliser le chemin, jusqu’à s’imposer comme tel en se substituant à Jésus ? Dit autrement : de l’universalité de Jésus-Christ doit-on déduire l’universalité du christianisme ?

Le christianisme a longtemps revendiqué une place centrale dans la galaxie des religions, regardant tournoyer autour de lui les autres religions comme des satellites en attente de rejoindre le noyau. Cette vision "ptoléméenne" des religions ne tient pas. Le christianisme n’est pas l’astre central. Pas plus qu'une autre religion. Aucune religion ne peut se substituer à Dieu sans le soustraire ipso facto de sa foi et se dénier. Dieu est le seul soleil autour duquel doivent tourner toutes les religions, y compris le christianisme. L’astre central, c’est le Mystère de Dieu.

Toutes les religions, selon la volonté divine de salut universel, seraient-elles des possibilités existentielles d'ouverture au mystère du salut ? C’est la question qu'il convient de se poser. Ceci ne remet pas en cause l’unicité de la médiation du Christ. Il s’agit au contraire de reconnaître la nature christique et exclusivement christique, de la grâce, et non lui assigner un propriétaire temporel. Voudrait-on s’arroger le droit de répartition de la grâce et le monopole de la distribution ? Coca-Cola et Adidas et autres entreprises distribuent leurs produits où bon leur chante. Le christianisme ne distribue pas la grâce à son gré. Le christianisme n’est pas aiguilleur du ciel ! Tout simplement parce que le christianisme n’est pas le Christ.

La foi chrétienne doit donc abandonner cette inclination paresseuse à exclure les autres religions et cette tentation prédatrice d'inclure les autres religions à la sienne, comme on assemblerait des poupées gigognes. Les chrétiens sont dispersés sur toute la face de la terre que les hommes ont à habiter ensemble. Pas pour construire une tour qui pénètre les cieux et dominer la terre, mais pour vivre l’Amour de Dieu, partager l’espérance eschatologique, et tisser des morceaux de paix.

Qu’est-ce qui est visé sinon le Vivre bien ensemble ?  "Puissions-nous vivre bien ! ". Au cœur des convictions nous découvrons la soif insatiable de pouvoir dont nous avons peine à nous débarrasser. Nous aurons toujours à réamorcer pour nous-mêmes cette autocritique de la possession du pouvoir au nom de la vérité.

Une parole est dite, à laquelle adhérent les croyants. Elle est originaire d’un lieu qu’ils ne possédent pas, qui les dépasse. Ils y adhérent. Mais personne n’a autorité sur cette parole, qui siège à l’horizon de convergence de tous les humains, de toutes religions. Là pourrait être le fonds de non-violence des religions. Les religions sont comme les perceptions d’une parole et d’un fait signifiants.

Ce faisant nous attestons que nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses questionneurs. Nous nous en confions les uns aux autres. Nous accomplissons là un partage d’humanité, un retournement contre la composante de violence de la conviction. Entrer en dialogue, c’est aller vers l’autre, devenir son hôte. C’est l’écouter, le découvrir, se disposer à s’instruire. Au bout du compte on se réjouira de pouvoir échanger sur les questions essentielles que nous partageons, et qui s’appellent le mystère de Dieu, le devenir humain, le sens de la vie et de la mort. Ensemble nous recueillons toute la richesse d’une écoute mutuelle, qui change nos comportements, fonde un  mode de relation “aimable”, et participe à l’instauration d’une “pratique cordiale de l’altérité” dans un monde où les identités sont parfois si fragiles qu'elles courent d'emblée à l'affrontement plutôt que de s'en remettre patiemment à l'exigente mais ô combien enrichissante remise en question.

 

 

G. LEROY , le 6 juin 2008

  1. cf. G. Leroy, Le salut au-delà des frontières, Préface de Claude Geffré, Salvator 2002