Notes de l’exposé du 26 mai à l'intention des participants aux soirées théologiques de Saint-Bonaventure
À sa mort Bouddha a laissé derrière lui un ordre monastique sans avoir pris soin de désigner un successeur. La belle unité originelle de la communauté n’y a pas résisté. Les moines se sont réunis pour fixer les textes (les sutras) relatant les discours du Bouddha et ses entretiens avec ses disciples, ainsi que la règle monastique.
HINAYANA, le Petit Véhicule
Deux partis se dégagent du sein de la communauté primitive : celui des Anciens, et celui de la Majorité.
Les Anciens
L’école des Anciens, considérée aujourd’hui par beaucoup comme la seule école orthodoxe du bouddhisme, au Sri Lanka, en Thaïlande, en Birmanie, au Cambodge, prétend posséder dans le canon en langue pâlie la reproduction fidèle du discours du Bouddha. Les Anciens ont décomposé avec soin la personnalité humaine et le monde extérieur en éléments impersonnels, distincts et irréductibles, les dharma. Certains sont indestructibles (l’espace vide, le nirvâna). Les autres, destructibles, sont en état de dépendance les uns par rapport aux autres.
Ces dharmas sont nombreux. Il y a d’abord les 4 éléments terre - eau - feu - air, mais aussi l’énergie vitale, les facultés de voir, d’entendre, les sensations, les impulsions de la volonté, les opérations intellectuelles, la conscience, la haine, le désir, la richesse, le sommeil, la faim, la maladie, le vieillissement, la mort etc., bref tous les aspects du monde qui nous emprisonnent dans le cercle de la transmigration.
Les 5 premiers dharma composent notre moi illusoire (qui n'est qu'une fausse apparence, qui trompe) :
- les formes corporelles
- les sensations
- les perceptions
- les impulsions de la volonté
- la conscience
Certains traités présentent une liste de 70 dharmas, qui naissent, s’affaiblissent, disparaissent dans un mouvement incessant, à la manière des nuclides instables, ou radioactifs, qui modifient leur structure.
Ici se pose une question : si le moi, finalement, est fait d’éléments impersonnels, de dharmas qui se dégradent et changent, comment expliquer la rétribution des actes ? Comment postuler à la fois pour une responsabilité d’actes commis dans une existence passée et en même temps ne pas accepter la permanente réalité d’un moi responsable de ses actes ? Il y a là une antinomie qui surgit à l’intérieur même des fondements du bouddhisme. Le moi présent n’étant pas identique au moi du passé, c’est comme si un être devait répondre des actes d’un autre.
D’autre part le monde dont ce moi a l’expérience forme avec le monde un tout indivis. N’existent donc finalement qu’une quantité infinie de courants de vie, non de personnalités réelles et stables.
Les Majoritaires
Moins élitistes, plus proches des laïcs, plus libéraux, ils doutent de l’infaillibilité attribuée par les Anciens aux saints moines. En revanche, ils regardent le Bouddha comme un être supra mondain, transcendant. Comme les laïcs ils déifient en quelque sorte le Bouddha, pour en faire un objet de culte.
Au sein de ce groupe majoritaire des divisions se produisent dès le IIIe siècle av J.-C. De ces divisions naissent deux écoles. La première est celle qu’on peut appeler l’école du “Tout existe”; l’autre est celle où se rassemblent les partisans des Sutras, des Textes sacrés.
a) L’école du “Tout existe”, Sarvâstivâdin
Leur canon référentiel est un traité du IIe siècle av J.-C. Les tenants de cette école affirment que non seulement les dharma paraissant dans le moment présent sont réels, mais qu’ils le sont dans le passé et dans l’avenir, bien qu’ils ne soient perçus que comme agissant dans le présent.
b) L’école partisane des Textes sacrés, Sautrântika
Ses membres estiment, selon l’enseignement originel du Bouddha, que seul le présent est réel. Il n’y a pas trois modalités temporelles, comme pour les Sarvâstivâdin qui expliquaient qu’une existence en son présent est responsable en son présent des actes de l’existence passée, et que de même l’existence future est responsable des actes de l’existence présente, et ceci tout en niant la réalité du passé et de l’avenir, mais en admettant néanmoins que nos actes contiennent des germes aptes à fructifier dans une autre existence. La position est ambiguë. Le bouddhisme se présente comme une philosophie qui tente de justifier à la fois la responsabilité des actes commis au cours de l’histoire, d’une part, et la non efficience des actes du passé, d’autre part.
L’école partisane des Textes sacrés n’admet comme réels que les dharma du présent. Mais c’est en même temps attribuer à ces réalités une existence si éphémère qu’elles n’ont jamais de réalité consistante, puisque l’instant présent disparaît aussitôt qu’il est né. Une telle position prépare déjà à concevoir tous les dharma comme vides de substantialité.
MAHAYANA, le Grand Véhicule
Les enseignements du Grand Véhicule ont été révélés plus tard, à ceux qui atteignaient la maturité intellectuelle et spirituelle. Les premières traductions en chinois du mouvement Mahayana paraissent vers 150 après J.-C.
Le Mahayana ne rejette pas le Hinayana, mais prétend le dépasser, et réaliser son achèvement.
Quels sont les points essentiels du Mahayana ? Ils portent sur trois aspects : l’idéal religieux, la nature du Bouddha, et la pensée philosophique. Ces trois points le distinguent de Hinayana
a) L’idéal religieux. Le Mahayana reconnaît du mérite à celui qui sauve son prochain. Ainsi peut-il devenir bodhisatva, aspirant-Bouddha, au seuil de l’éveil. Le bodhisatva renonce à accéder au nirvâna tant qu’il reste d’autres êtres à conduire vers la délivrance. Par la compassion, en se substituant à chacun. Pour cela le bodhisatva requiert des vertus. Il doit se conduire bien, être patient, énergique, concentré, sage, et naturellement il doit être généreux. On voit ici que la figure du bodhisatva se rapproche plutôt du type chrétien du saint.
Nota : Cette grâce faite aux autres est absolument étrangère au Petit Véhicule qui fait de l’homme isolé l’ouvrier de son propre salut selon la loi inexorable du karma. L’idéal religieux des adeptes du Petit Véhicule est de parvenir à l’état de saint (arhat), de se préoccuper soi-même de trouver son salut dans l’éternel repos, le nirvâna.
b) La nature du Bouddha. Le bouddhisme du Grand Véhicule déifie le Bouddha. Souvenons-nous qu’aussitôt après sa mort le Bouddha a été l’objet d’un culte, ses reliques ont été vénérées —elles sont aussi fait l’objet de marchandages—, des statues ont été édifiées, et des lieux saints définis. Les “vies” du Bouddha se sont multipliées, embellies par des miracles. Ainsi, Le Lotus de la Bonne Loi présente Bouddha, prêchant en haut d’une montagne, entouré d’innombrables Bouddhas et de bodhisatvas; une lumière jaillit d’un globe lumineux situé entre les sourcils du Bouddha qui éclaire tout l’univers. Le Bouddha est donc ici représenté comme un être surnaturel.
Le Grand Véhicule a élaboré la doctrine des trois corps du Bouddha
- un corps créé, celui de Siddharta, qui fut seulement une apparition du corps réel du Bouddha, qui naquit, grandit, connut la faim, la soif, la vieillesse, qui s’est métamorphosé en quelque sorte. Mais ce n’est qu’une ombre du corps réel. On a affaire ici à une sorte de docétisme (1) .
- un corps qui jouit du fruit des actes méritoires accomplis au cours des existences antérieures. C’est le corps de béatitude, exonéré enfin du samsara.
- le troisième corps est appelé corps de la Loi, ou corps réel. C’est la nature parfaite du Bouddha, sa véritable réalité, qui est spirituelle, co-extensive à l’univers. Ce corps représente le Cosmos. Il est immanent aux êtres multiples du monde des phénomènes. On a ici affaire à une sorte de panthéisme.
Nota : On mesure ici toute la différence qui s’établit entre le Grand Véhicule et le Petit Véhicule, pour lequel le Bouddha Gautama n’était pas différent des autres hommes et ne prétendit pas être sauveur divin.
c) La pensée philosophique. Le Petit Véhicule s’est toujours appuyé sur un pluralisme radical d’éléments, les dharma, qui fondent le tout. Le Mahayana, au contraire, affirme que non seulement tous les êtres existants sont impermanents et irréels, mais que les dharma sont également irréels, purs produits de l’imagination, conceptions illusoires. Ainsi le Grand Véhicule affirme que toutes les parties du Bouddha prises en soi ne sont rien et que seul est réel le Grand-Tout. La véritable nature du Bouddha c’est son corps de la loi. C’est la Réalité absolue, une, éternelle, immanente au monde phénoménal des êtres temporels et multiples.
L’absolu est vide de toute détermination.
Première conséquence : Il y a une vérité supérieure, celle que possèdent les Bouddhas, et la vérité conventionnelle que possèdent les êtres voilés par l’ignorance et qui vivent dans le monde des apparences.
Deuxième conséquence : Pour le Petit Véhicule le nirvâna marque l’arrêt du samsâra et se présente donc comme quelque chose de différent du samsâra. Alors que pour les mahayanistes, le nirvâna est identique à l’inconditionné, à l’absolu, à la Réalité, et le samsâra n’est qu’une apparence.
Somme toute nous pouvons dégager les points essentiels qui distinguent le Mahayana du Hinayana :
- l’idéal de salut est universel pour le Mahayana, et non plus seulement individuel;
- une interprétation métaphysique et religieuse de la nature du Bouddha par le Mahayana remplace l’interprétation historique et éthique du Petit Véhicule;
- le monisme idéaliste du Mahayana se substitue au pluralisme réaliste de Hinayana.
Deux écoles naîtront du Grand Véhicule. Ce sont l’école des théoriciens de la voie moyenne, fondée au IIe siècle de notre ère, et l’école de “rien que la conscience”, fondée au IVe siècle.
a) La voie moyenne. Elle tend à revenir à l’enseignement originel du Bouddha. On la dit moyenne parce que le Bouddha répugnait les extrêmes (ascétisme et hédonisme par exemple). Là où notre esprit, vicié par l’ignorance et l’illusion, perçoit et conçoit une réalité, il n’y a en fait qu’un vide. Cette école est aussi appelée l’école de la Vacuité.
b) Pour la seconde école rien n’existe hors de la conscience. Cette école s’accorde avec la première pour admettre que tous les êtres ordinaires vivent dans l’illusion constante. Mais elle se distingue en tentant de substituer un substrat spirituel à ce vide absolu dont participent cependant tous les phénomènes. Le monde est une création de notre esprit qui tend à objectiver tout. C’est cette école de “rien que la conscience” qui justifie l’exercice du yoga. Elle affirme que la vérité absolue ne peut être obtenue que par l’expérience intérieure du yoga, et non par la logique conceptuelle.
Ces deux écoles du Grand Véhicule représentaient le sommet de la pensée bouddhique en Inde. Par la distinction entre la vérité supérieure et les vérités conventionnelles, elles tentaient de concilier les spéculations métaphysiques, intelligibles seulement pour une petite élite de moines, conciliantes avec les croyances et pratiques populaires qu’elles acceptaient comme des vérités d’ordre inférieur, utiles et bienfaisantes seulement pour ceux qui ne pouvaient accéder à la vérité supérieure. Mais cette attitude trop tolérante à l’égard des croyances populaires entachées de superstition et de fétichisme allait exposer le bouddhisme à tous les dangers de la contamination, et lui faire perdre peu à peu et son originalité doctrinale et sa vitalité religieuse.
Disparition du bouddhisme en Inde
Au Ve siècle le bouddhisme atteint son apogée en Inde. Mais au VIIe siècle se manifestent les premiers signes de son déclin.
Le bouddisme commence à se métamophoser dans la pratique et dans les principes, donnant naissance à un mélange de symbolisme magique, de rites magiques, de formules magiques, d’exercices de yoga liés à une philosophie empruntée aux deux écoles. C’est l’apparition de ce mouvement qu’on appelle le tantrisme, qui se rapproche de l’hindouisme et s’éloigne du message originel du Bouddha.
Le Petit Véhicule et le Grand Véhicule se replient, s’enferment dans des monastères. L’invasion musulmane achèvera de ruiner le bouddhisme en Inde sur le plan institutionnel au début du XIIe siècle. C’est désormais au Sri Lanka, en Thaïlande, au Cambodge et au Laos que survit le Petit Véhicule. C’est en Chine, en Corée, au Japon que s’est perpétué le bouddhisme du Grand Véhicule.
G. LEROY, le 27 mai 2008
- (1) Le docétisme est un courant de pensée du IIe siècle qui niait la réalité historique du Christ.