Pour mon ami Ghaleb Bencheikh, dont l'ouvrage nourrit cet article
   Quand en 1979, à la suite de la révolution islamique qui renverse le shah d'Iran Mohammad Reza Pahlavi, l’imam Khomeyni devient le Guide suprême, le Gardien de la jurisprudence (Valiye faqih), il s’accorde une dénomination dérivée du concept de vêlâyat-e faqih qui consacre la prédominance du religieux sur la politique. Il déclare alors que « La foi et la justice islamiques exigent de ne pas laisser survivre, dans le monde musulman, les gouvernements qui ne se conforment pas entièrement aux lois islamiques. » « Le mal doit être impitoyablement combattu et déraciné (…) c’est notre devoir en Iran, mais c’est aussi le devoir de tous les musulmans du monde de mener la Révolution politique islamique à la Victoire finale. » (2).

Ces mots d’un intégriste chi’ite résolument anti-démocratiques, renforcent le refus d’accepter la présence de musulmans sur le sol français au prétexte qu’il y a incompatibilité entre République et pratique musulmane, incompatibilité irréductible entre la laïcité et l’islam. Vient s’ajouter la position des islamistes sunnites qui brandissent le Coran comme une constitution fondant l’état islamique carrément opposé à la démocratie et la laïcité.

Quelques cheiks, imams, intellectuels, ne se reconnaissent pas dans cette distorsion de leur religion. Il leur arrive de le clamer haut et fort, parfois au péril de leur vie ; ils se réclament d’une pensée libre. Ces gens sont très attachés à la liberté de conscience et la revendiquent. Pour leur recherches ils se dotent d’un outil intellectuel conséquent, rassemblant plusieurs disciplines, l’histoire, la philosophie, la sémiotique, l’herméneutique, au service d’une exégèse moderne appliquée à l’intelligence des Textes.

Ghaleb Bencheikh note la distinction qu’il convient de faire entre ce qui relève d’une adhésion de foi et ce qui a trait à la gestion de la Cité qui est une affaire d’hommes, séculière, hors des directives coraniques. Aussi critique-t-il vivement ces jurisconsultes qui prétendent monopoliser les clefs du savoir des « intentions de Dieu », y compris en politique. Voilà bien un stratagème pour se maintenir au pouvoir.

Pour arbitrer, allons au texte :

Cor, 4, 59 : « Ô vous qui avez cru ! Obéissez à Dieu et obéissez au Prophète et aux détenteurs de l’ordre parmi vous ».

La concomitance des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans un même verset, démontre que l’autorité religieuse ne se confond pas avec l’autorité politique.

Cor 18, 29 « La vérité est de votre Seigneur : croit qui veut et ne croit pas qui veut »

Cor 10, 99 « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la Terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les gens à devenir croyants ? »

Cor 6, 107 « Si Allah avait voulu, ils n’auraient pas été associateurs (3). Nous n’avons point fait de toi un gardien pour eux et tu n’es point leur protecteur.

Cor 42, 48 « S’ils se détournent… Nous ne t'avons pas envoyé pour assurer leur sauvegarde ; tu n’es chargé que de transmettre le message »

Ces versets sont convoqués comme un principe à charge contre tous les intégristes « et contre tous les illuminés exaltés, autoproclamés procurateurs de Dieu et défenseurs exclusifs de ses droits alors qu’ils ne cessent de le déshonorer » écrit G. Bencheikh. Ces inquisiteurs n’ont pas de limites pour préserver la pureté de la foi, y compris en perpétrant les crimes. Ni Dieu ni personne ne les a mandatés pour cela.

Quels sont les points de blocage actuels ? Le refus des droits de l’homme au nom de la loi divine ; la carence des moyens à mettre en œuvre pour rendre viable la Cité, ce que réclamait portant, déjà au IX-Xe s., un philosophe persan , Al-Farabi (4) déclarant que les idées des hommes ne sont pas une manifestation directe de la Révélation. Il élabora d’ailleurs une science politique autonome qui hélas ne fut pas suivie par les ulémas.

G. Bencheikh invite les musulmans à s’élever contre la politisation de leur religion. Il appelle à un régime de séparation des deux ordres. « Les hommes, ajoute-t-il, n’ont pas besoin d’un directeur de conscience qui leur dicte comment mener leurs affaires publiques ». L’aspect formel et technique de l’organisation de la Cité est une entreprise humaine, séculière, qui ne nécessite le recours ni au Coran ni à la Tradition. La religion doit renoncer à sa prétention d’être le tout de l’existence.

Et G. Bencheikh de conclure : « Une législation positive doit prévaloir sur le droit d’inspiration religieuse afin de gérer les affaires dans la Cité. Le statut de la Révélation devrait être mis en débat pour n’y voir, dans sa partie prescriptive, qu’une jurisprudence pour une société tribale au VIIe s. Car le tout religieux est enraciné dans la société tribale de la péninsule arabique du VIIe siècle (…). Donner une valeur temporelle et universelle à son aspect législatif est une erreur. »

 

Gérard Leroy, le 19 novembre 2021

 

(1) cf. Ghaleb Bencheikh, La laïcité au regard du Coran, Presses de la Renaissance, 2005

(2) Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux, Ed. Libres Hallier, 1979, pp 26-27

(3) autrement dit ceux qui associent au Père un Fils et un Saint-Esprit, soit l’ensemble des chrétiens, par ailleurs appelés « idolâtres ».

(4) al-Farabi (872-950), La Cité vertueuse, Flammarion, Coll. Champs, éd. 2002