Pour Pierre Guigui, Patrick Valdrini, Ghaleb Bencheikh, en hommage amical
Jérusalem sera toujours le symbole de la tension entre la cité terrestre, faite de main d’homme, et la cité céleste, qui vient d’en haut. Promesse de l’unité à venir de tous les enfants d’Abraham, elle est, aujourd’hui, au cœur d’une tension féconde entre l’Orient et l’Occident. En observant tous les regards des enfants d’Abraham se tourner vers la ville sainte, on est tenté de parler d’un « œcuménisme pèlerin ».
Suite à sa destruction par les Mèdes de Nabuchodonosor, puis une seconde fois par le Romain Titus en l’an 70 de notre ère, Jérusalem a revêtu une importance symbolique décisive. Les Judéens envoyés en exil cultivent la nostalgie du retour. À Babylone, convaincus par le prêche du prophète Ézéchiel, la diaspora accorde à la Jérusalem d’en-haut plus d’importance qu’à la Jérusalem d’en-bas, toujours fragile et exposée aux invasions meurtrières. La Jérusalem terrestre préfigure la Jérusalem céleste, où Dieu sera tout en tous. Les pierres sacrées de la vieille ville renvoient à cette Jérusalem d’en-haut faite de pierres vivantes. Le Temple détruit est reconstruit au retour de l’Exil, à la fin du VIe siècle. Dans la symbolique du judaïsme Jérusalem est la Cité de Dieu, comme l’a vue saint Augustin, la Montagne sainte. Son Temple cimente la communauté juive.
C’est à Jérusalem, au cœur de la Terre sainte, que se situe le tombeau de Jésus de Nazareth, vide depuis sa Résurrection qui atteste l’irruption de l’inconditionné divin dans l’histoire. C’est là que naît la première communauté chrétienne. Jérusalem joue encore un rôle essentiel dans le symbolisme de l’islam. Au temps de la dynastie des Omeyyades elle est la troisième des villes saintes, après La Mecque et Médine. Les califes Omeyyades y construisent le Dôme du Rocher, en 691, d’où l’on fait partir le voyage nocturne du Prophète qu’évoque la Sourate 17, et c’est là qu’a été construite, au début du VIIIe siècle de notre ère, la Mosquée Al-Aqsa.
Chacune des trois religions renvoie à une transcendance. Le christianisme témoigne de la réponse de l’homme à une manifestation de la transcendance dans l’histoire.
Ici, la transcendance s’appuie sur le constat apodictique de l’existence du monde, en regard duquel chacune des trois religions monothéistes renvoie à l’existence d’un monde au-delà du monde de la conscience, à un Être inaccessible, garant du sens de l’existence du monde de l’expérience. Ce serait peut-être là que se situe le cœur du religieux : dans le fait que l’homme ne se contente pas de son immanence propre et finie, mais qu’il se conçoive en référence à une transcendance. La transcendance a été définie comme « incommensurabilité », plutôt que comme « suréminence in-objectivable » (Thomas d’Aquin), ou encore « infini ». Notre époque enferme ce monde, sans dehors, sans « Absolu », indépendant d’un autre « être » dont le monde sécularisé se dispense volontiers. L’idéologie pélagianiste moderne élève ce monde à la suffisance idolâtrique du « Fini ».
Que connaissons-nous du monde ? Nous n’en connaissons que l’idée qu’en forme notre conscience. Toute connaissance n’étant, selon Merleau-Ponty, que « l’auto-exploration de la conscience réflexive ». On peut donc envoyer le monde au diable ! Pas tout à fait. Le statut du monde occidental sécularisé s’est déplacé, remisant la métaphysique, la théologie, la création, la révélation dans un grenier de vieilleries. Le monde moderne s’est habillé d'une illusoire transcendance, en sortant de la boîte de Pandore un autre ordre qui convient à son désir, qui ouvre une brèche dans la plénitude sans défaut d’un cosmos incréé et lui oppose un monde « en défaut de suffisance ontologique ». En conséquence l’humanité peut s’attester comme idéal.
Idéal ? Notre modernité est divisée entre un anthropocentrisme prétentieux et la réduction de l’exception humaine. L’Humanité excède sa condition mondaine… en raison de l’impératif qui l’ordonne à l’incommensurable et la garde en devenir, à la fois inachevée et en perspective d’accomplissement.
Y aurait-il encore de l’homme sans cette dynamique ?
Chacune des trois religions monothéistes se trouve au cœur d’une intense production symbolique, traduite aussi bien dans les Écritures que dans les pierres ou dans les rites, dans tout ce qui renvoie à l’Absolu d’un Dieu unique.
Par vocation, Jérusalem est une ville œcuménique, capitale spirituelle et charnelle des résidents juifs, chrétiens, et musulmans. Elle est la ville de leur père et le pôle d’attraction des pèlerins du monde entier. Elle ne sera jamais une capitale parmi d’autres, comme les autres. À cause même de la mémoire transmise par la cohorte des croyants, Jérusalem est condamnée au partage et à la cohabitation.
Jérusalem n’appartient à aucun peuple, aussi millénaire soit-il. En revanche, tous les peuples appartiennent à Jérusalem.
Gérard Leroy, le 21 avril 2023