En hommage à Claude Geffré, qui nous a quittés le 9 février 2017.

   Penchons nous sur la récurrence obstinée d’une relation entre ces deux pôles que sont l’Évangile et son inscription dans la culture. Si la foi est une, la sensibilité culturelle des croyants d'hier et d'aujourd'hui ne donne pas la même traduction de la foi primordiale. On peut formuler diversement cette foi. L’Évangile se décline généralement au singulier, mais sous diverses formes, de la révélation de Dieu au dessein de salut. La culture, elle, est plurielle. On ne peut qu’admettre que des figures historiques différentes du christianisme traduisent des représentations du monde liées à une époque, à des cultures, etc. « La même foi doit pouvoir engendrer des figures historiques différentes du christianisme » écrivait Claude Geffré. En tous sens il peut s’agir d’une « même foi ». Dès lors qu’elle s’exprime en des langages différents, où réside le même ? Ce problème est résolu en distinguant ce qui relève de l’objet de la foi en tant que révélation de Dieu, et ce qui relève de nos représentations du monde, ici ou ailleurs, hier et maintenant. Il convient de discerner les affirmations fondamentales de la foi et les représentations qui, dans le passé, ont été liées à ces mêmes affirmations.

P.-A. Liégé, op, insistait sur la nécessité de repérer le « noyau » de la foi, articulé autour de l’expérience chrétienne fondamentale dont témoigne le Nouveau Testament. S’instaure alors une « hiérarchie des vérités ». L’expérience chrétienne fondamentale prend diverses formes dans le Nouveau Testament, en fonction des questionnements, des modes de représentation, de pensée et de langage qui étaient ceux d’un temps et d’un milieu socioculturel. Dieu n’a pas partout et à tous les âges le même sens. La tâche d’une foi critique est alors de rapporter cette expérience fondamentale à quelques éléments essentiels : l’universalité du salut, un message de libération qui se vérifie dans une pratique, et la résurrection comme promesse d’accomplissement de l’histoire. Tout l’enjeu pour une « foi critique » consisterait à corréler la tradition de l’expérience chrétienne et nos expériences présentes.

Michel Meslin a évoqué un « mystère du christianisme » qui peut s’inculturer dans diverses cultures « en ne s’identifiant à aucune ». Il ajoute : « De fait, la réalité de toute inculturation du christianisme repose sur la réalité théologale de l’Incarnation d’une Bonne Nouvelle et d’une nouvelle vie déjà réalisée en la personne du Seigneur, et que l’Église doit réaliser, hic et nunc, dans la diversité des cultures humaines. »

Cette image de l’Incarnation hante l’ensemble de ces perspectives. L’idée d’une « irruption de l’absolu dans la contingence » marque la manière dont est comprise la permanence de l’Évangile à travers les diverses figures historiques du christianisme. Le christianisme c’est l’Évangile incarné dans des cultures. Claude Geffré écrivait : « L’Évangile doit demeurer une Bonne Nouvelle tout en devenant, jusqu’à un certain point, un fait de culture ». L’image de l’Incarnation sauvegarde ainsi la distance permettant d’« opérer un discernement entre ce qui appartient à la révélation elle-même et ce qui relève du véhicule culturel d’une époque », c’est-à-dire la démythologisation. Mais elle le fait au prix d’une distinction onéreuse entre « le message chrétien » et son « véhicule culturel ».

On peut se demander si cette distinction n’est pas finalement ruineuse. Il n’y a pas de moment « pré-culturel » de l’Évangile. On demeure dans une dynamique culturelle, celle d’un peuple particulier, à un moment de son histoire. On ne rencontre l’Évangile qu’au sein d’histoires et de cultures particulières, qui ne sont pas tant des « véhicules » que la chair même de l’Évangile, ses lieux de vérité. Toute tentative de nommer cet Évangile qui « s’incarne » dans les cultures ne produit fatalement qu’une interprétation culturelle de l’Évangile, qui porte à sa manière le message évangélique universel.

C’est un danger de chercher à nommer les traits essentiels de « l’expérience chrétienne fondamentale ». Ceux que dégage Claude Geffré correspondent certes aux urgences de notre époque ; l’existence d’un Dieu unique, celle d’une vie après la mort, le péché originel, le salut de l’âme, etc. De fil en aiguille, toute la trame du christianisme réel y passerait. Il y a un « noyau dur »  autour duquel une dramatique se déroule à même la chair vécue de toute expérience chrétienne particulière.

Geffré intégrait bien tout cela. Il écrivait : « Il n’y a pas de message chrétien chimiquement pur qui ne soit déjà « traduit dans une culture » (1), puis peu plus tard : « Aujourd’hui comme hier, dans la rencontre du christianisme et des cultures, il s’agit toujours du choc de deux cultures. Le christianisme est toujours déjà historiquement un christianisme inculturé. » Mais il n’en parle pas moins, du même souffle, d’une « nouveauté radicale de l’Évangile » portée par un « véhicule culturel ».

Gérard Leroy, le 5 février 2021

 

(1) C. Geffré, Le christianisme au risque de l’interprétation, éd. du Cerf, 1988.