Pour Joseph Maïla, en hommage amical

   À la culture homogène du passé a succédé le mot magique de « multiculturalisme ». Aujourd’hui beaucoup prônent le dépassement de cette réalité obsolète de l’universalité planétaire. Curieusement, ce ne sont pas que les racistes ou les mouvements nationalistes ou régionalistes qui parlent ainsi.

Il est nécessaire ici de remonter dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, où s’est forgé le terme Kultur. On a commencé à parler de « cultures » au pluriel, à partir desquelles on a reconnu le « multiculturalisme ». Cette voie dépasse les limites du périmètre euro-centrique vers de plus vastes horizons, avec ses Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité. Mais l’idée se trouvait déjà chez Montesquieu et Voltaire, qui reconnaissaient dans les évolutions historiques l’amorce d’un brassage des peuples, des premiers échanges d’idées, l’émergence d’un pluralisme culturel.

Le multiculturalisme se base sur la coexistence dans des compartiments étanches de cultures multiples qui se trouvent à vivre ensemble dans le cadre d’un État qui leur a ouvert ses portes comme le fit jadis New York rassemblant des quartiers multiculturels (chinois, italien, juif, afro-américain) dont chacun est  autonome. C’était un cosmopolitisme identitaire, résultant d’un multiculturalisme sans échanges, sinon les échanges civiques et économiques strictement nécessaires.

Aujourd’hui, un phénomène nouveau émerge. Celui des interconnexions, comme la communication informatique, tend à faire éclater ces sortes de ghettos et à introduire un autre modèle, celui de l’interculturalité, basé, lui, sur la confrontation, le dialogue, l’écoute réciproque, l’échange culturel et spirituel. On parle d’un « cosmopolitisme dialogique ». Les autres individus, sociétés et cultures ne sont ni ennemis ni adversaires, mais “autres”, dignes d’attention et de respect, une attitude qui se manifeste de préférence dans une ouverture mutuelle au dialogue, allant au-delà des intérêts ou des revendications purement personnels, et cultivant les vertus civiques et éthiques qui peuvent conduire à une gestion pacifique des différends. Ce modèle requiert de l’instruction, intelligence et une patiente transformation. Il constitue donc un projet à long terme. Le défi du dialogue interreligieux se situe dans cette perspective.

La Parole de Dieu n’est pas à confondre avec une « sorte de grand vertébré gazeux » pour le dire comme Nietzsche, ou un aérolite tombé du ciel. Elle est entrelacement du Logos divin et de l’histoire. Nous sommes en présence d’une rencontre dynamique entre la Révélation et les diverses civilisations, de la civilisation nomade à la phénicienne, de la mésopotamienne à l’égyptienne, de la hittite à la perse et à la gréco-hellénistique, au moins pour ce qui regarde l’Ancien Testament, tandis que la Révélation néo-testamentaire mêle le judaïsme palestinien et la diaspora, la culture gréco-romaine et quelques formes de cultuelles païennes.

Avant même de se faire chair en Jésus Christ, « la Parole divine s’est faite langage humain, assumant les façons de s’exprimer des diverses cultures qui, d’Abraham au Voyant de l’Apocalypse, ont offert au mystère de l’amour salvifique de Dieu la possibilité de se rendre accessible et compréhensible, malgré la diversité multiple de leurs situations historiques » (JP II). La même expérience d’osmose féconde entre christianisme et cultures est constante dans la Tradition chrétienne à partir des Pères de l’Église.

Il faut cependant signaler aussi les risques de ce dialogue interculturel et interreligieux. S’il est vrai que le fondamentalisme ethnocentrique et intégriste est la négation de l’interculturalité religieuse, la même chose doit se dire du syncrétisme et du relativisme (dénoncé par Benoit XVI) qui tentent les civilisations fatiguées de l’Occident. De telles attitudes s’opposent au vrai dialogue. Celui-ci en effet suppose chez deux sujets une confrontation d’identités et de convictions, mais pour un enrichissement réciproque, non pour une dissolution dans une confusion générale. Si l’excès dans l’affirmation identitaire peut conduire à un duel armé, le concordisme général peut dégénérer en une uniformité incolore ou en une « confusion » relativiste.

Conserver l’harmonie de la diversité dans le dialogue et la rencontre, comme dans un duo musical (qui crée l’harmonie des timbres) est l’objectif d’une expérience interculturelle authentique et féconde.

Gérard Leroy, le 1 octobre 2022