Pour Ghaleb Bencheikh, en hommage amical

   Tous semblables et tous singuliers, donc distincts, différents les uns des autres, nous percevons différemment la pluralité de notre société humaine. Les uns l’apprécient comme une richesse ; d’autres comme une gêne, voire pire. Comment faire place, comment faire face à la diversité, à autant d'individus qui ne peuvent s’interpréter, se dire et s’estimer, exister sans se comparer les uns aux autres, sans exprimer l’irréductibilité de chacun, et donc se distinguer ? Comment toutes ces pièces de puzzle peuvent-elles être assemblées. Et cohabiter. Comment les hommes et les femmes peuvent d'autant plus se distinguer qu'ils prennent la place successivement les uns des autres, qu'ils empruntent les ornières dont ils héritent, et qu’ils doivent réinterpréter. El camino, lo hace el hombre, a caminar (Antonio Machado).

Au centre de la condition humaine, le langage ordinaire, d’où émerge la permanence du dialogue interrogatif de la question sur la finitude. Surgit alors celle de l'herméneutique, nécessaire pour signifier et interpréter la condition humaine, notre condition. Chaque génération éprouve à des degrés différents de conscience le besoin de s’interpréter, de ré-interpréter le monde auquel on se mêle, où l’on se découvre. Chaque génération est convoquée à reprendre la conversation rompue par l’irréparable.

Les contemporains mesurent avec passion leurs accords et leurs désaccords. L'herméneutique interrogative est exprimée par les générations successives qui ré-interprètent l’histoire, amorcent le dialogue (cf. Olivier Abel). Ainsi apparaît la nécessité d’une éthique de notre condition langagière qui fait naître une réflexion sur ce qui autorise et institue cette mutuelle différence. La réflexion éthique fonde alors les bases d'une philosophie du droit et de la civilité. Il s'agit de penser ensemble la ressemblance et la différence d'humains d'autant plus heureux de se distinguer qu'ils soulignent leur singularité pour s'effacer les uns devant les autres. Et l'interrogation n'ouvre la question de savoir « qui nous sommes » qu'en observant ce monde auquel nous appartenons.

Car l’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même. Il n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel. Cette appartenance à une communauté est comme l'indice de la présence de l'universel ; chaque communauté n'est pas seule au monde et sa propre vision du monde, les valeurs qu'elle transmet à chacun de ses membres, ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble des autres communautés. Même l’identité d’une communauté doit courir le risque du monde. Le philosophe et le théologien partagent ici la conviction qu'il n'existe pas de soi-même qui ne soit déjà habité par un Autre que ce soi.

 

Gérard Leroy, le 13 juillet 2023