Pour Aline Laborit, en hommage amical

   Elles sont anthropologique et sociologique. Difficile d’advenir homme sans intégration à la société humaine. Aristote considérait l’homme comme normé par la cité, pour y participer, l’organiser, la réguler. Plus tard, Thomas d’Aquin intègre cette conception (Somme théologique, IIa-IIae), au prétexte qu’elle se fond dans l’ordre des choses. La société est, pour lui, conforme à la loi naturelle, qui elle-même dérive de la loi divine. Si la société est antérieure à ses membres, il existe un lien entre le bien de chacun et le bien commun. En conséquence, l’organisation politique de la société doit tenter de répondre aux intérêts de ses membres et, à la fois, concourir au bien de chacun. Ce que Thomas d’Aquin illustre par l’exemple : l’usage de la parole est un bien pour chaque être humain ; mais un tel bien ne peut se réaliser que dans ce bien commun qu’est la vie sociale.

Un premier renversement s’opère sous la motion des Franciscains, début du XIVe siècle. Les Frères mineurs professent que si Adam et Ève n’avaient pas péché, leurs descendants n’auraient pas eu besoin de vivre en société. Une idée promise à un grand avenir commence à se dégager : la société est opus humanum, une œuvre humaine, historique ; Dieu a créé le monde et les hommes ; les hommes ont créé la société, à des fins utilitaires (économiques et sécuritaires). L’idée sera reprise par les jésuites. La distinction entre état de nature et contrat social se diffusa au sein des élites européennes. Les protestants qui combattaient le pouvoir d’un seul (cf. Théodore de Bèze), l’utilisèrent pour contester l’auctoritas royale (« Tout pouvoir vient de Dieu »). Puis ce fut au tour des philosophes et des juristes laïcs d’élaborer leur version qui reposait sur l’idée d’un passage de l’état de nature à l’état social. Les spéculations des contractualistes  Hobbes et Locke, Rawls et Nozick, en passant par Rousseau, se sont imposées dans le champ de la philosophie politique. Elles ont contribué à légitimer la souveraineté populaire et à forger la conception occidentale de l’individu.

En conséquence, la notion d’intérêt général a tendu à se substituer à celle de bien commun qui n’a cependant pas entièrement disparu.

Un second renversement a été amorcé vers la fin du XXe siècle, dans le domaine scientifique, et dont les conséquences sont importantes pour la philosophie et les sciences politiques. Les remarquables progrès accomplis en paléo-anthropologie et en psychologie du développement aboutissent à la conclusion : l’état de nature de l’homme, c’est l’état social. Aristote et Thomas d’Aquin avaient-ils donc raison ?

La question de la nature de l’homme est une question de toujours. Les réponses sont multiples, à commencer par celle qui lui confère d’être à l’image de Dieu (Gn 1, 26-28).

On s’est longtemps accordé autour de la plus banale des définitions ontologiques qui nous fait dire que l’homme est un animal raisonnable. Raisonnable et libre. Or, nous dit Eric Weil, le vrai sens de cette définition serait moins d’établir un constat que de désigner une tâche et poser la question de ce que nous devrions être pour être humains. « Devenez ce que vous êtes, disait saint Paul, du pain sans levain ». « La définition de l’homme, nous dit E. Weil, est donnée afin qu’on puisse réaliser ce que nous sommes ici et maintenant. 

Des définitions de l’homme nous en avons à foison. Certaines réponses sont plutôt « essentialistes », d’autres plus existentialistes. Certaines réfèrent le concept à un créateur tout puissant, d’autres pas. Aristote considérait l’homme comme normé par la Cité, et Heidegger comme projet au devant de soi. « L’homme, disait Martin Heidegger, est cet être pour lequel, au-dedans de lui-même, il y va de son être même » (Être et Temps, 1986, trad. François Vezin). D’autres ne conçoivent l’homme qu’en rapport à l’histoire. Y a-t-il de l’être humain sans passé ? Ou sans langage, ou sans histoire, ou sans relation ? Bref, quand et en quoi y a-t-il de l’être humain ? Nous n’apercevons aucun consensus dans ces approches ; pourtant si nous y parvenions alors peut-être pourrions-nous répondre à la question : « à partir de quand y a-t-il de l’être-homme ? » Question de bioéthique au demeurant.

Des millions d’années de vie sociale ont précédé l’avènement de l’homo sapiens. Les individus se sont peu à peu adaptés à un environnement social, une pression de sélection s’est exercée en faveur du développement d’une intelligence relationnelle. D’où les capacités de langage, plus performants chez l’homo sapiens que chez les autres primates. C'est la coexistence socialisée qui a permis au nouveau-né de trouver sa place, en tant qu’être humain. Le fait de coexister précède l’existence de soi. L’attachement réciproque lie le nourrisson aux adultes qui l’entourent et le protègent. Ce lien est un bien, un « bien commun vécu », mutuel. Le bien commun constitue la toile de fond de l’existence humaine tout au long de la vie. Il est ce qu’en économie on appelle le bien collectif. Le bien collectif est un bien sans concurrence, en ce que la consommation du bien par une personne ne réduit pas les quantités disponibles pour les autres. Un bien commun n’est pas exclusif. Il est libre d’accès. Comme la chaleur du soleil, l’éclairage public, les émissions télévisées etc. Les autres peuvent en jouir autant que moi. C’est une condition nécessaire pour que je l’éprouve, ce que je vérifie dans le plaisir partagé, de la conversation par exemple.

Le bien commun se présente donc comme l’ensemble d’éléments conjoints qui soutiennent la coexistence plus ou moins harmonieuse selon la qualité, humaine ou matérielle, de chacun de ces éléments. Il reste que chacune des personnes humaines ne se développe qu’au cœur d’une vie sociale et d’une culture, aussi devons-nous nous soucier de ce qui soutient notre monde commun, l’entretient, le maintient et l’améliore. On n’avance jamais seul.

 

Gérard Leroy, le 30 janvier 2021