Pour Marie et Edwige, mes filles;

Pour Delphine, Émilie, Emma, Audrey, mes filleules

 De la compréhension de l’Événement de Jésus-Christ sont nées des convictions primordiales qui constituaient le viatique dont s'équipaient les apôtres en partance pour une mission précise, celle d’annoncer la Résurrection de Jésus.

Les premiers chrétiens avaient un sens aigu de la nouveauté de l’Évangile. Ils avaient la conviction qu'avec Jésus-Christ il n'était pas question d'une religion nouvelle, d'une secte nouvelle, mais qu’ils avaient affaire à un événement dont Dieu lui-même avait eu l'initiative. Les premiers témoins reconnaissaient que l'Évangile n'était pas une heureuse nouvelle à partager entre quelques uns. La joie qu'elle engendrait, comme toute joie, avait vocation naturelle à être partagée. L'Évangile, la bonne nouvelle, ne pouvait être ni clandestin, ni ésotérique, à la manière de l’Évangile de César. 

Parce qu’ils étaient en présence d’un fait unique, irréversible, total, les premiers chrétiens saisissaient que ce fait ne pouvait être qu’à portée universelle. Il s'était passé quelque chose dont on n'arrive pas à se remettre ! Pour eux l'Évangile, donnait lieu, en permanence, à une réinterprétation de l'existence. Ce ne sera plus, en effet, après comme avant.

D'autre part, les premières communautés avaient la conviction que si l'Évangile était décision de Dieu, l'Évangile était aussi la résonance des profondeurs du désir humain. Dieu ne pouvait aller contre nature. Dieu n'est donc pas un gendarme qui nous attendrait au coin d’un bois pour donner le bâton et nous punir de nos bêtises. Dieu est présenté par Jésus-Christ comme père bienveillant de l'homme, non comme extériorité oppressive, ainsi que l’a perçu l’athéisme marxiste, mais comme altérité libératrice. Ce qui va à l’encontre de la culture moderne, qui soupçonne encore, moins qu’hier mais il y a des rémanences, la dépendance à l’égard de Dieu comme toute dépendance, aliénatrice.

Les premiers croyants avaient la conviction d’avoir affaire à un événement singulier. Ils n’avaient donc pas affaire à une doctrine, ou à une morale, mais à une histoire dont l’enjeu était le jusqu’au bout de Dieu dans l’histoire des hommes. En Jésus-Christ ils découvraient que Dieu était allé jusqu’au bout de ses intentions. Il n’était pas pensable que Dieu puisse revenir en arrière, qu’il annule ce qui s’était passé à Pâques et à la Pentecôte. Dieu avait attesté l’ultime de son œuvre en ressuscitant Jésus.  Dès lors, l’Évangile n’allait pas donner lieu à des souvenirs historiques, des nostalgies qu’auraient entretenues des clubs d’ “anciens de la Palestine”. L’Évangile apparaissait comme permanent, et de cette permanence naissait une interprétation nouvelle et décisive de notre histoire. Tout le vécu humain allait trouver dans l’évangile son centre d’universelle réinterprétation. Avec l’Événement de Jésus-Christ l’histoire humaine est entrée dans les derniers temps. Dieu en Jésus-Christ réalise le déjà-là de l’accomplissement final de toutes choses. “Tout est accompli”. N’oublions pas ces mots prononcés sur la Croix.

Aussi les premiers chrétiens franchissaient-ils ce passage vertigineux qui conduit à reconnaître que dans la singularité de Jésus s’est réalisée une histoire à portée universelle.

Le Christ est l’universel concret. La plénitude de la divinité habite en Jésus (cf. Col 2, 9). Mais Dieu ne peut se manifester aux hommes que sur un mode que les hommes reçoivent, voilà pourquoi il a pris l’humanité concrète d’un homme particulier, qui a vécu en un temps et en un lieu. Son absoluité ne peut être réduite à sa particularité. Christ est supra historique, c’est-à-dire que cet être unique, absolument concret, triomphe de l’histoire et la dépasse en étant absolument universel. Jésus meurt à sa particularité pour renaître en figure d’universalité concrète. Le Christ est l’unité de l’absolument concret et de l’absolument universel (1). De la rencontre et de l’alliance de la particularité et de l’universalité, c’est la Croix qui en est le plus éclatant symbole. Ce paradoxe de l’incarnation, c’est cet homme, inséré dans les traditions, humaine et religieuse, d’une province, la Galilée. C’est de ce temps et de cet endroit particuliers que jaillit l’Événement universel qui porte l’histoire à son accomplissement, c'est cet Événement qui ouvre à l’homme un avenir absolu. Dès lors, tout ce qu’on croyait savoir sur Dieu est réinterprété à la lumière de l’Événement fondateur.

Le Dieu de Jésus-Christ, pour les premiers chrétiens, est un Dieu qui se laisse choisir. Le Dieu de Jésus-Christ est gratuit. Il se donne. Et on ne le possède pas. On ne le manipule pas. Enfin on ne le prouve pas. Il s’éprouve.

Le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu qui décroche du nouveau dans nos vies, qui met son espérance en l’homme. C’est la nouveauté. Dieu associe chacun à son projet de salut, comme il a associé Jésus à son projet d’accomplissement du monde et de l’histoire.

C’est un Dieu auquel on ne demande pas des gris-gris, des cadeaux, le numéro gagnant du loto. On ne lui demande pas des sécurités, des calmants. La grâce, le don suprême, c’est le Saint-Esprit, qui nous fera connaître le Père.

Dieu ne sert à rien. C’est pourquoi nous n’avons pas à nous étonner que dans l’utilitarisme ambiant il y ait des hommes qui trouvent qu’ils ne se portent pas plus mal sans Dieu. Pour leurs maladies ils ont des psychiatres et des médecins; pour les récoltes ils ont l’irrigation et toutes les techniques qui remplacent les Rogations de jadis. Et leur vie morale n’est pas pour autant plus mauvaise sans Dieu.

Hier, l’homme pré-sécularisé, enfermé dans l’angoisse de son besoin, s’adressait à la transcendance. Tenaillé par la pauvreté matérielle il avait recours au chapelet, aux processions, aux cierges, aux neuvaines. Aujourd’hui l’homme peut fort bien être enfermé dans la satisfaction du besoin. Le dieu de l’homme a souvent été celui qui émerge de la pauvreté de l’homme, comme le dieu outil, bouche-trou, qu’on supplie d’effacer d’un coup de baguette magique notre misère. Ce dieu trop fragile n’intéresse plus.

Cependant il ne suffit pas d’avoir assouvi ses besoins autrement que par Dieu pour être incapable de désirer Dieu d’une autre façon. C’est le grand drame spirituel de notre époque, qui a enfermé Dieu dans la caisse à outils destinée à satisfaire les besoins, si ce n’est les caprices. Le Dieu de Jésus-Christ défatalise notre existence. Il libère de la peur, y compris de la peur religieuse. Sa puissance n’est pas celle d’un grand manitou, d’un magicien faiseur de miracles. Quand Nietzsche examine le besoin de croyance, il dénonce la tentation qu’a l’homme de s’approprier un être mystérieux qu’il subordonne à ses besoins (2), qu’il adopte comme le dieu qui cajole ou qui console, ou le père fouettard qui vient remettre un peu de discipline (3). De notion théologique la justice rejoint la notion morale, cer du Dieu juste et bon qui vient sauver, on s’oriente vers un juge qui sanctionne. Nous sommes ici en présence d’une déviation fondamentale du christianisme.

La Révélation n’est pas du même ordre. Elle est même le mouvement inverse; elle ne résulte pas d’une projection subjective qui va de l’homme à Dieu; elle va de Dieu à l’homme (4). Au cours des siècles, la religion s’est imprégnée de religiosité. Dieu est devenu objet de fascination à la manière des puissances surnaturelles imaginaires. Dieu en vient à être comparé à Superman ! Certains cherchent à l'apprivoiser, à le flatter, pour se préserver de sa puissance que naturellement on perçoit comme dévastatrice.

À la lecture de l’Évangile cesse la tentation de s’approprier un dieu talisman, un dieu fétiche, un dieu papa-poule, ou un juge qui vient sanctionner nos frasques ! La lecture de l’Évangile nous invite à débarbouiller les mille et un visages de Dieu auxquels nous étions apprivoisés, et à découvrir l’invraisemblable de l’événement de Jésus-Christ. Pas aisé dans une culture gagnée par le positivisme.

Il est ressuscité”. Voilà ce qu’annoncent les premiers chrétiens. J’ai le souvenir d’une conférence donnée à Cologne par deux intellectuels français, l’un théologien dominicain, l’autre philosophe marxiste. Ce dernier ayant parlé de Jésus avec admiration, louant ce modèle moral idéal pour l’humanité dont il aimait à lire quotidiennement l’histoire à travers les Évangiles, avait déclenché l’interpellation d’une auditrice : “Mais Monsieur Garaudy, vous êtes chrétien !” “Non Madame, répondit le philosophe. Si Jésus est pour moi l’homme exemplaire d’une humanité hélas peu disposée à l’écouter, il reste que je n’arrive pas à croire que cet homme est ressuscité. C’est le point fondamental qui nous distingue, le P. Liégé qui croit que Jésus est ressuscité, et moi qui ne peut être chrétien du fait que je n’arrive pas à croire à sa résurrection.”

Se déclarer chrétien en restant dubitatif à propos de la Résurrection, c'est comme si un rugbyman faisait une allergie au ballon ovale ! Car c’est sur cette nouvelle que repose la foi des chrétiens. La foi de l’homme d’aujourd’hui n’est pas au goût du jour. Elle est de toujours. Son épicentre ne se déplace pas avec les mutations culturelles. Et dans sa définition elle ne s’écarte pas d’un iota de la foi des premiers disciples. Que disent-ils ? "Jésus est ressuscité !".

Gérard LEROY,  le 19 avril 2011

 

  1. cf Thèse 63 de Paul Tillich, et “Paul Tillich et l’avenir de l’œcuménisme interreligieux”, Claude Geffré, dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques de janvier 1993.
  2.  Nietzsche, Le Gai Savoir, paragraphe 347.
  3.  cf. Freud, Actes obsédants et exercices religieux, art. publié en 1907, traduit par  Marie Bonaparte en 1932.
  4. cf. J. Daniélou, La foi de toujours et l’homme d’aujourd’hui, Beauchesne