Pour le P. Loïc Molina d'Aranda, en hommage amical

   Dans un temps où le christianisme recule culturellement, où l’athéisme progresse, où les anciennes évidences sur Dieu se fissurent, le théologien luthérien Eberhard Jüngel (1) a repris la tâche de penser Dieu, avec la vive conscience que « Dieu peut être tué par le discours, et peut être passé sous silence par les paroles mêmes qui veulent en parler » (2). « Dieu est toujours plus vrai que ce que j'en pense, disait Augustin, et ce que j’en pense est plus vrai que ce que j’en dis ». Au-dessus de l’athéisme et de la théologie des temps modernes plane en quelque sorte l’ombre de l’impossibilité de penser Dieu : c’est donc en profondeur qu’il faut entendre « réapprendre à penser Dieu » et « réapprendre à dire de quoi nous parlons ». Dieu est un mystère digne de réflexion, digne du travail de la pensée. Jungle s’est proposé de penser Dieu à partir de la Croix. Son chemin a donc été celui de la christologie.

Délaissant une approche métaphysique et absolutiste de la vérité, une essence abstraite de Dieu, ce déplacement s’est opéré au profit d’une approche positive du Dieu révélé par Jésus-Christ. Dans le contexte des années 1960 et l’efflorescence des théologies américaines de la mort de Dieu, Jüngel a réfléchi au sens de la Croix et au visage qu’elle révèle de Dieu.

Il passe au crible de la critique le Dieu du théisme, tout puissant, immuable, suffisant à lui-même. Bref, une sorte d’idole. En Jésus-Christ, Dieu se confronte à la mort et entre dans la finitude pour l’assumer.

Dans son maître ouvrage Dieu mystère du monde, Jüngel critique la vision du « Dieu nécessaire » héritée de Descartes, le « dieu-outil », talisman, fétiche, papa-poule ou Père Fouettard, qui vient sanctionner nos frasques ! Ce dieu trop fragile, on n’en a plus besoin. Dieu n’est pas nécessaire. En revanche il est « plus que nécessaire ». Dans les pas du théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, il s’agit d’articuler l’autonomie et la liberté de l’homme moderne et le lien possible entre l’homme et Dieu. Un lien d’amour : « Dieu nous séduit au point que nous ne voulons plus être sans lui ce que nous sommes ». On entend de nouveau Maurice Bellet.

À partir de là, peut-on justifier le souci de l’œcuménisme. Dans les débats autour de la Déclaration commune sur la justification par la foi, signée en 1999 entre catholiques et luthériens, Jungle se distingue, jugeant qu’on allait trop vite en besogne, en gommant des aspérités qui méritent pour lui d’être mieux pensées. Son souci de l’œcuménisme reste intact. Ami du théologien catholique Karl Rahner, il accueille avec enthousiasme ses Thèses sur l’unité en 1983.

Professeur admiré et redouté pour ses exigences, Jüngel est connu pour ses cours minutieusement préparés, à la suite de longues discussions, arrosées de whisky avec ses amis théologiens. La traduction de son œuvre en français reste malheureusement très lacunaire. Réjouissons-nous que soit paru son livre sur La mort (1975), chez Labor et Fides (3). Souhaitons de lire un jour ses écrits sur Jésus et Paul, sur la liberté du chrétien, sur Barth, sur ses nombreuses prédications, célèbres pour avoir été lumineuses…

Gérard Leroy, le 5 mai 2023

(1) Eberhard Jüngel, théologien professeur à l’Université de Tübingen, figure au côté des grands théologiens allemands de ce siècle, marqué par l’emprise du totalitarisme en Allemagne de l’Est.

Étudiant au séminaire de Berlin Est, Jüngel rencontre en Suisse le grand théologien Karl Barth, qui sera l’un de ses maîtres. Il étudie avec Martin Heiddeger, recteur de l’Université de Fribourg depuis 1933. De retour à Berlin, il achève son doctorat, puis rejoint la prestigieuse université de Tübingen en 1969. Il y sera collègue et ami de Hans Küng et de Jürgen Moltmann.

Il nous a quittés à l’automne 2021.

(2) Les citations sont extraites de Dieu mystère du monde, Cerf.

(3) La Mort, Labor et Fides, 2021.