La naissance du monastère de Cluny est à mettre au compte de l’effervescence du moment. En ce début de Xe siècle les pèlerinages se multiplient, les villes s’agrandissent. Tandis que de nouvelles villes apparaissent, des paroisses sont créées pour en organiser la vie religieuse.

 À Cluny, tout part d’une donation, et de l’idée de placer les monastères bénédictins sous l’autorité d’un même père abbé. Le 11 septembre 909, Guillaume, duc d’Aquitaine, fait donation “aux apôtres Pierre et Paul (...) de Cluny, qui est situé sur la rivière dite “La Grosne” (...) à condition que serait construit un monastère régulier (...) soumis à la règle de Saint-Benoît.”

Le monastère est fondé l’année suivante, en 910, à l’écart des voies de passage. Les moines veulent vivre en solitude. Mais très vite le rayonnement de l’abbaye attire les voyageurs qui passent sur la route de Mâcon. L’afflux des pèlerins entraîne la création d’un bourg, desservi par la paroisse Saint-Maïeul, puis d’un véritable quartier construit un siècle plus tard en bordure du chemin marchand qui relie le pont sur la Grosne et le bourg. C’est dans ce quartier qu’en 1064 est érigée la paroisse Notre-Dame qui s’étend très vite au-delà de la Grosne, sur la route qui mène à Mâcon. On construit alors l’oratoire Saint-Marcel, à la fin du XIe siècle, qui devient paroisse à son tour en 1159 et qui profite, au XIIIe siècle du détournement du cours de la Grosne pour être intégré à l’agglomération principale.

Les historiens observent qu’en un siècle le bourg a doublé sa superficie et triplé le nombre de ses paroisses, à l’instar de Saint-Jacques de Compostelle en Espagne, ou de Toulouse, autour de l’Église Saint-Sernin.

L’esprit clunisien et la renaissance bénédictine

Cluny va exercer une influence capitale sur la réforme dans l’Église d’Occident tout entière. Le rayonnement et le prestige considérable de ses grands abbés font régresser la corruption de la société chrétienne, la simonie (1) des évêques et la débauche des clercs. Les prélats réformateurs, clunisiens, sont l’exemple suivi de la vertu animée par la crainte de Dieu.

 En faisant donation de Cluny, le Duc d’Aquitaine a voulu que soit fondé un monastère indépendant, soustrait à toutes les autorités, religieuses ou laïques. Cluny ne doit relever que de Rome. L’exemption, de droit pontifical, est prononcée solennellement par le pape Jean XI en 932, affranchissant l’Église de Cluny de la domination non seulement des rois, mais encore des évêques, des comtes et même... de tout parent du Duc Guillaume qui en a fait donation. Cette liberté ajoute au prestige exceptionnel un crédit inestimable à l’abbaye de Cluny. Elle peut entreprendre une véritable réforme monastique et compter sur la qualité de ses grands abbés, la stabilité de son gouvernement —six abbés en deux siècles !—, pour être moteur, après avoir été phare, d’une authentique renaissance religieuse.

L’abbé fondateur, Bernon, qui a reçu la donation de Guillaume d’Aquitaine, désigne Odon pour lui succéder (927). Odon est un musicien réputé talentueux. Il recherche la perfection du chant, la beauté des cérémonies liturgiques. L’abbé ne reste pas sédentaire. Il visite d’autres abbayes, et réforme partout là où ses frères bénédictins l’appellent, dans le Jura, à Charlieu, à Limoges, à Saint-Martin de Tulle, à Sens, ainsi qu’à Fleury-sur-Loire qui a pris depuis le nom de Saint-Benoît sur Loire et où reposent les reliques du saint, fondateur de l’Ordre au VIe siècle. Son successeur, Aymard, abbé de 942 à 963, consolide l’organisation. Mayeul, qui lui succède en 948, joue un grand rôle en Europe. À la faveur de l’Empereur Othon, dont il est le confident, Mayeul développe l’influence de Cluny dans le Saint-Empire romain germanique. Il crée le monastère de Valensole, en Provence, il restructure celui de Saint-Maur-des-Fossés dont les moines avaient refusé la réforme. Mayeul meurt en 994. Lui succèdent deux abbés, Odilon (994-1049), puis Hugues (1049-1109). La durée totale de leurs deux gouvernements s’étale donc sur plus d’un siècle !

L’abbaye atteint alors l’apogée de sa puissance matérielle et de son rayonnement spirituel. Hugues gouverne plus de 400 moines. Il est le confident de papes successifs, le conseiller le plus écouté de Grégoire VII; il est aussi l’arbitre des rois. C’est lui qui fait construire l’église abbatiale de Cluny, magnifique édifice qui sera en grande partie mutilé au début du XIXe siècle. En un siècle, le nombre d’abbayes soumises à l’ordre des bénédictins passe de 37 à 65.

Si les filiales sont indépendantes de l’abbaye réformatrice, ce n’est pas encore un ordre véritable, ce qu’accomplira Cîteaux au siècle suivant. Les maisons rattachées à Cluny se répartissent en prieurés, en abbayes sujettes, et en abbayes affiliées. La gestion de chaque prieuré est assurée par son prieur, nommé par l’archi-abbé. L’abbaye sujette est placée sous la conduite d’un abbé, dépendant directement de Cluny. Quant aux abbés des abbayes affiliées, bien qu’indépendants, leur élection doit cependant être ratifiée par l’archi-abbé de Cluny.

En se chargeant de la diffusion de la réforme monastique les moines ont donné à chaque monastère clunisien la fonction novatrice de centre d’action pastorale. À la différence des premiers moines d’Orient et des moines des abbayes occidentales du Haut Moyen Age qui étaient des laïcs accompagnés d’un ou deux prêtres de qui les moines recevaient les sacrements, le moine clunisien est un moine-prêtre. À Cluny, la place centrale donnée à la messe a causé la multiplication des prêtres. En dehors de la messe à laquelle participe toute la communauté du couvent, chaque moine-prêtre célèbre chaque jour sa messe en privé. À Cluny, le moine est plus qu’un homme qui fait pénitence. C’est un prêtre qui officie. Et c’est un prêtre qui prêche, qui confesse, qui visite les malades.

Progressivement les campagnes d’Occident sont christianisées dans leur profondeur. Apôtres de l’hospitalité dans un monde inhospitalier et dur, les clunisiens se font les propagandistes de la paix de Dieu, désirée à ce point que le principe de la réforme du Millenium n’est pas à chercher ailleurs que dans cet élan collectif sans précédent en direction de la Paix de Dieu.

À la fin du XIe siècle, l’abbé de Cluny exerce son autorité sur 1450 maisons, dont 815 en France, 109 en Allemagne, 23 en Espagne, 52 en Italie, 43 en Grande-Bretagne.

Parmi les dernières ralliées, Vézelay n’est pas la moindre, elle qui, plus tard, va résister à l’influence grandissante de la monarchie clunisienne jusqu’à s’en séparer. L’abbaye bourguignonne est même accusée d’impérialisme. Le prestige exceptionnel de son archi-abbé, dépêchant partout des émissaires, régnant sur un empire puissant et riche, excite les convoitises des abbés et des évêques exaspérés par l’autorité croissante des moines noirs.  

Avec Urbain II et Pascal II, l’ordre aura donné deux papes à l’Église.

Pendant deux siècles, Cluny, “riposte de l’esprit catholique au chaos féodal”, illumine le monde.

 

G. LEROY, le 5 décembre 2008

 

  • (1) Le terme désigne la vente d’investitures ecclésiastiques par les patrons d’églises privées et le trafic des charges épiscopales. Ces charges épiscopales sont achetées à l’archevêque par les autorités laïques —le roi ne s’en prive pas— pour placer un protégé, comme les ordinations de prêtres ou les consécrations de diacres sont achetées à l’évêque.