Pour Marie Launay, que j’embrasse

   Cette question est une pierre d’achoppement pour la philosophie. Nous sommes confrontés au choc existentiel causé par les expériences modernes diverses. Qu’il soit naturel ou moral, subi ou commis, le mal provoque la pensée et suscite l’interrogation sur le sens même de l’existence.

Dans quelle mesure le tremblement de terre de Lisbonne marque-t-il un tournant dans l’approche du mal ? (cf Voltaire et Pierre Bayle).Voltaire était dévasté, indigné. Les habitants de Lisbonne n’étaient pas en effet de plus grands pécheurs que les habitants de Paris ou de Londres, notait Voltaire. La raison est incapable de l’expliquer. Et Voltaire d’abandonner la raison. C’est la leçon de Candide : cultivez votre jardin et renoncez aux incommensurables pensées métaphysiques sur la signification des choses.

Pour sa part Jean-Jacques Rousseau invitait à se concentrer sur ce qui dépend de nous. Il faut cesser d’interpréter le monde naturel comme un ensemble de signes indiquant les desseins de Dieu ou de qui que ce soit. Pour lui, il s’agit de traiter le monde de manière scientifique.

Les tremblements de terre, les fléaux ou les volcans sont des maux naturels qui ont été considérés comme une punition de Dieu pour le mal commis par les hommes. Nous optons pour la culpabilité.

Au XVIIIe siècle, la culture scientifique et le positivisme se sont détournés de la religion traditionnelle pour se rapprocher du déisme. Il y avait bien un Créateur, si parfait (Descartes) que le monde était comme une montre fabriquée par un horloger génial : telle était la métaphore de l’époque.

L’autre grande rupture dans la réflexion sur le mal surgit avec Auschwitz. Figure du « mal absolu » ? ou option pour la « banalité du mal » telle que l’a repéré Hannah Arendt ? (1)

Adolf Eichmann (†1962) était profondément antisémite. Les gens ont simplement accepté un régime qui a fini par assassiner des millions de personnes.

Des individus animés par une hypertrophie de l’ego déclenchent des guerres et commettent des crimes, certes. Mais sans la coopération, même passive, de millions de personnes dénuées de mauvaises intentions, des tyrans comme Adolf Hitler ou Vladimir Poutine aujourd’hui n’arriveraient à rien. N’avons-nous pas une part de responsabilité ?

Pour certains, la possibilité d’une foi religieuse, ou même d’une foi en la raison est morte à Auschwitz, comme s’il y avait là une pierre d’achoppement pour l’idée même de civilisation. Soit nous abandonnons tout espoir pour l’humanité, soit nous devons nous accrocher aux idéaux des Lumières.

Maintenir l’espoir est une décision humaine. Qui engage. C’est un acte de la volonté, une sorte d’action morale et politique. L’idée kantienne de la raison consiste à garder un œil sur ce que le monde devrait être, loin de ce qu’il est. Tant qu’il y a des gens qui agissent de manière vertueuse, cela suffit à sauver le monde.

Notre époque géologique est caractérisée par l’Anthropocène, i.e. l'avènement d’hommes capables de surpasser les forces géophysiques. En conséquence la différence entre le mal naturel et le mal moral s’estompe. La plupart de ceux qui ont contribué à la crise climatique n’avaient absolument aucune idée de ce qu’ils faisaient. Tant que nous n’aurons pas changé notre façon de penser notre système de production, nous ne pourrons pas faire face à la crise climatique.

Gérard Leroy, le 25 février 2024

(1) cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Viking Press, 1963)