Aurélius Augustinus —c'est som nom— naît à Thagaste, aujourd’hui Souk-Ahras, près de Constantine, un 13 novembre de l’an 354. Sa mère Monique est chrétienne et sera sanctifiée, son père Patrice est païen. D’une famille ni aisée ni pauvre, le jeune homme a donc besoin d’un bon soutien pour suivre des études. C’est un ami de la famille qui y pourvoit. Il est bien loin d’imaginer les effets du coup de pouce.

 
Intrépide, le jeune homme de seize ans mène à Carthage une vie d’étudiant réputé noceur. En 371, son père récemment baptisé meurt. L’année suivante lui réserve ce qui pend au nez de tous les coureurs de jupons : Augustin se retrouve papa. Il appelle son garçon Adéodat. Il n’en continue pas moins de suivre des études supérieures. Il a dix-neuf ans quand lui tombe entre les mains une œuvre de Cicéron, l’Hortensius (aujourd’hui perdu), qui lui fait l’effet d’une illumination. Il n’est pas douteux que le style de Cicéron a une influence sur l’enseignement de la rhétorique que donne Augustin, à 20 ans, à Thagaste, et qu’il continuera de prodiguer à Carthage deux ans plus tard et enfin à Milan à partir de 384.

 

 L’attrait pour le manichéisme

Comme beaucoup, à cette époque comme en d’autres temps, Augustin est tourmenté par le problème du mal. Il se pique alors de manichéisme (1). Il n’y a pas si longtemps que son fondateur, Mani, est mort, et ses visions eschatologique et sotériologique sont diffusées par les tenants du gnosticisme ambiant. De quoi s’agit-il ? Précisément d’une gnose, dualiste, situant aux origines deux principes coéternels, deux Royaumes, radicalement opposés: le Royaume de la Lumière (le bien) et le Royaume des Ténèbres (le mal). Ces deux royaumes sont en perpétuel combat. Deux issues possibles: l’entrée des âmes élues dans le Royaume du Père, ou bien la chute précipitée de la matière et des damnés dans l’enfer.

Comment sortir par la bonne porte ? Le Temps est annoncé d’une séparation des principes éternels et inengendrés des deux mondes, du Royaume de la Lumière, maison du Père située en haut, et du Royaume des Ténèbres, en bas, occupant toute la matière. Le Père s’apprête à faire sortir de lui Jésus la Splendeur, Être transcendant et cosmique, maître d’œuvre chargeant Adam du message libérateur identifié à la Gnose, quasi sacralisée, fille de la Grande Pensée créée par Jésus la Splendeur. La procession des messagers de la Gnose peut commencer. On y retrouve du beau monde : Seth, le fils d’Adam, au premier rang, suivi entre autres du fils de Noé, Sem, d’Abraham, de Zarathoustra, de Bouddha et naturellement de Jésus sous une apparence humaine. Le salut est en route. Mais tant que le cosmos reste une prison des âmes torturées par les démons il faut se préparer au salut auquel on accède par l’ascèse et le refus des biens de ce monde. Voilà le principe du manichéisme.

 Augustin est membre de ce mouvement neuf années durant. Sans toutefois délaisser l’étude. Il s’initie à la philosophie en lisant Platon et Aristote. Il continue de dévorer Cicéron, car c’est là le passage obligé pour qui cultive l’ambition de devenir préfet, magistrat, ou gouverneur de province.

 

La sympathie pour le platonisme

 Chemin faisant, des questions concernant les principes manichéens viennent à l’esprit d’Augustin. D’où vient celui qu’on désigne comme l’auteur de nos misères ? Les réponses ne le satisfont pas. Des doutes commencent à poindre. Augustin est agacé. Il claque la porte du manichéisme, et entrouvre celle de la Nouvelle Académie, havre des disciples de Platon. C’est alors qu’il fait la connaissance de quelques intellectuels épris de platonisme et passionnés par la synthèse philosophique du platonisme et du christianisme. Voilà les universitaires et les paroissiens réunis à l’aumônerie !

 Autour de quelles pensées se rassemble t-on ? Ce qui plaît à Augustin c’est l’optimisme rassurant du platonisme qui refuse que le mal existe en soi et préfère le décliner d’un manque de bien. Par ailleurs, à propos de la nature de Dieu dont on a tant débattu, Augustin récuse toute idée d’un corps répandu à l’infini sur toute chose. Et il rejoint l’hypothèse platonicienne selon laquelle Dieu est présent à l’âme qu’il a créée, de sorte qu’il est présent à soi. Or, cette divine présence ne peut que s’accompagner de la connaissance de tous les principes récapitulés dans la pensée de Dieu. Ainsi, toute âme humaine étant habitée par la pensée divine peut-elle accéder à la connaissance de tout ce qui est.

 Augustin perçoit les convergences entre le platonisme et sa foi chrétienne. Il fera cependant l’inventaire des coïncidences et montrera que les thèses platoniciennes et les Écritures ne se recouvrent pas (2). Et le thème sur lequel le platonisme et la foi chrétienne se tiennent le plus éloignés est bien celui de l’incarnation du Logos. Un platonicien tend trop à se libérer de la chair pour supporter l’idée que le divin s’est fait chair, et plus encore qu’il est mort au terme de souffrances endurées par sa chair. Hormis le scandale du supplice infamant de la crucifixion auquel ne s’intéressent pas les platoniciens, on peut dire qu’ils sont tout aussi choqués que le seront plus tard les musulmans par un Dieu fait à la ressemblance des hommes, souffrant, humilié, anéanti, et mort sur une croix.

 Augustin voit en Jésus le Verbe de Dieu, l’incarnation en quelque sorte du Noûs platonicien, qu’Anaxagore avait autrefois défini comme la substance primordiale, l’Esprit intelligent qui préside divinement à l’architecture du monde. Jésus de Nazareth contient bien en lui toute la sagesse de Dieu, mais au-delà de l’hypostase (3) et du fait de sa résurrection, Jésus est une présence, un soutien, un don de miséricorde fait à chacun (4). Alors qu’on n’attend pas ça du dieu d’Aristote, et qu’on peut encore moins espérer engager la conversation avec l’inatteignable au-delà de l’Être de Plotin.

 Si pour les platoniciens le salut des âmes est dans le retour au Principe duquel elles procèdent, pour les chrétiens le salut est une initiative de Dieu, accomplie par la mort sur la croix du Verbe incarné, à un moment donné de l’histoire des hommes, précisément sous le règne de Tibère.

 Un jour de 386, “dans la douceur de la lumière d’août”, Augustin ouvre un livre de l’apôtre Paul. Il tombe sur un passage de l’épître aux Romains qui l’illumine, “dissipant tous les ténèbres du doute”. Il lit ceci: “La nuit est avancée, le jour est tout proche. Rejetons donc les œuvres des ténèbres et revêtons les armes de la lumière. Conduisons-nous honnêtement, comme en plein jour, sans ripailles ni beuveries, sans coucheries ni débauches, sans querelles ni jalousies. Mais revêtez le Seigneur Jésus Christ et ne vous abandonnez pas aux préoccupations de la chair pour en satisfaire les convoitises.” (5) C’est alors que tout bascule. Augustin rencontre Ambroise, alors évêque de Milan, qui l’instruit de christianisme. L’année suivante, la nuit de Pentecôte, Ambroise baptise Augustin, et son fils Adéodat .

  Dès lors Augustin renonce à sa vie de patachon. Il plaque tout, à commencer par l’idée de mariage que sa mère aurait voulu pour régulariser sa situation avec la mère d’Adéodat. Bien entendu, son adhésion pour le manichéisme, vieille de neuf ans, Augustin l’abandonne. Il est convaincu que le Mal n’est pas une substance en soi, sorte de démon immergé dans le monde, ainsi que l’enseignent les manichéens. Il cesse d’enseigner la rhétorique et se plonge dans l’étude. Il poursuit la synthèse réalisée par l’Église de Milan entre le platonisme et l’Évangile, relayant la thèse de Platon qui place l’Idée au principe de toute la création, l’Idée cause de tout être, l’Idée source, l’Idée mère génitrice. Pour Augustin, cette Idée au-dessus de tout s’est incarnée en Jésus-Christ.

 Augustin s’adonne de plus en plus à la prière, en communion avec quelques intellectuels rassemblés autour de lui. Il lit Saint-Paul. C’est là qu’il découvre le don de Dieu, la grâce.

  Mais tous ces changements ne semblent pas aller de soi. Il décide de retourner en Afrique. Sa mère s’apprête à l’accompagner mais rend l’âme au moment de franchir la passerelle du bateau, à Ostie. Augustin débarque donc seul en Afrique du Nord. A Thagaste il cultive son vœu d’embrasser la vie monastique et fonde une communauté. Adéodat vient à mourir. C’est alors qu’Augustin est “empoigné”. Il se fait prêtre. Nous sommes en 391, à Hippone (6). Cinq ans plus tard, Augustin en deviendra l’évêque.

 Il alterne la prière communiante au Seigneur Jésus-Christ et la charité envers ses frères. Désormais, toute sa vie sera marquée par la tension permanente entre le désir de solitude et le dévouement total à ses compatriotes.

 

  LES CONVICTIONS PHILOSOPHIQUES D’AUGUSTIN

Augustin est engagé dans son temps. Toute son œuvre part des situations vécues ou observées, non d’abstractions.

Son œuvre est volumineuse. Publiée en latin avec la traduction française de la Bibliothèque augustinienne, elle s’étale sur 85 volumes. On a conservé plus d’un demi millier de sermons, et si l’on ne détient que deux cents lettres, quelques unes ont l’ampleur d’un véritable traité. L’évêque d’Hippone ne craint pas sa peine. Il débat quotidiennement, à une époque, il est vrai, propice en controverses. Le voilà remonté contre les manichéens après avoir été des leurs pendant près d’une dizaine d’années. Il s’oppose au mouvement donatiste qui divise l’Église d’Afrique, très local, et qui refuse à l’évêque de Carthage son autorité et la validité des sacrements qu’il administre sous prétexte d’avoir offert des objets sacrés pour éviter la persécution. Augustin s’attaque enfin aux thèses de ce britannique, un certain Pélage, qui donnera son nom à l’hérésie pélagienne. Pélage nie la transmission du péché originel, minimise le rôle de la grâce divine au profit de l’efficacité de l’effort personnel dans l’acquisition de la vertu, et pense que le baptême des petits-enfants est inutile. L’affaire fait grand bruit. Toute la jeune Église, pape en tête, est sur le pont. C’est Augustin qui s’y colle. Sa lecture des épîtres de Paul ajoutée à sa propre expérience renforce la conviction profonde d’Augustin que la grâce prévaut sur toute initiative humaine, à l’encontre de Pélage qui exalte la liberté au point de nier la grâce.

 Augustin se place sous la motion du cœur. Tout l’élan vers Dieu vient de son cœur. Et toute sa vie est orientée par le désir de jouir dès ici-bas de la présence de Dieu. Dieu est le bien suprême. Comment ne pas le désirer ? “Vous nous avez fait pour vous et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous” (7). Ce lien vital de l’homme avec son créateur est une constante chez Augustin. Cette inquiétude ancrée en l’homme n’est pas pour Augustin un de ces freins psychologiques qui affectent les peureux, c’est bien au contraire un ressort secret de son orientation vers Dieu (8).

 Augustin juge tous les actes humains à l’aune du péché et de la grâce. Et tous les actes orientés vers le bien ne sont pas, pour Augustin, du fait de l’homme mais de la grâce divine. Comme si l’homme était incapable de tout bien. C’est à cet endroit de ses convictions théologiques qu’Augustin se fait le théologien du péché originel, marqué par son opposition à Pélage pour qui la grâce n’est autre que ce dont l’homme dispose : la raison et la liberté que Dieu a créées dans l’homme. Augustin conçoit la nature de l’homme comme souillée, par héritage d’une faute qui n’en est pas restée à Adam. Partant de cette présupposition, en bon moraliste, Augustin se met à rechercher dans sa propre petite enfance des traces de perversités qui justifieraient ce qu’il avance.

 Augustin ne biffe pas la liberté de l’homme. Il la conçoit comme une disposition à se conformer à la volonté de Dieu. Est libre, en quelque sorte, celui qui est docile. Voilà qui met un point final à une systématisation qui marquera de manière décisive des siècles de spiritualité chrétienne dans l’Europe occidentale (9). Il semblerait qu'on s’en accommode.

 

 

Gérard LEROY

 

  • (1) Mouvement philosophico-religieux inauguré par un Perse, Mani, né en Babylonie du Nord en l’an 216. Mani déclare être placé depuis son plus jeune âge sous la protection d’anges de lumière et de puissances spéciales, avoir reçu avant même son adolescence un enseignement gnostique puis la visite d’un ange. Il prétend que le Paraclet, l’Esprit consolateur et défenseur, envoyé par Jésus, est descendu sur lui, révélant que le mystère fondamental est le dualisme radical et universel de deux principes cosmiques éternellement en opposition: le bien et le mal.
    Protégé par un roi sassanide, Mani développe sa prédication, organise son Église, avec ses “parfaits”, son clergé, envoie des missionnaires vers l’Orient et l’Occident. Le successeur de son protecteur fait incarcérer Mani qui meurt en 277 dans une prison de Susiane, dans le sud-ouest de l’Iran d’aujourd’hui.
  • (2) cf. Saint-Augustin, Confessions, VII. 9. Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, Paris 1962
  • (3) Ce terme technique de la philosophie a été introduit par Plotin et les chrétiens contemporains pour désigner chacune des trois personnes divines considérées comme substances distinctes, chacune existant en elle-même, individuellement dans le langage scolastique.
  • (4) “un absolu de dialogue” selon Henry Duméry, cité par Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée, vol. I, Antiquité et Moyen Âge, Ed. Taillandier 1989, Livre de Poche p. 317.
  • (5) Rm 13, 12-14
  • (6) ville qui s’appellera Bône dans l’Algérie française, puis Annaba à la faveur de l’indépendance.
  • (7) Saint-Augustin, Confessions, 1, 1, 1. DDB 1962.
  • (8) cf. Marcel Neusch & Bruno Chenu, Au pays de la théologie, Le Centurion, 1986, p. 29
  • (9) cf. Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Armand Colin, Paris, 1998, p. 65.