Pour Danièle et Jean-Pierre Janier, en hommage amical

    Nos sociétés occidentales semblent vivre simultanément la suite du processus de sécularisation en même temps que le retour du religieux, le besoin aussi d’un retour aux « valeurs »... Comment comprendre ces phénomènes d’aujourd’hui ?

Le terme de « sécularisation » est lié à ce qu’on appelle la modernité tardive (la post-modernité n’étant admise que depuis la chute du mur de Berlin). Notre époque actuelle, sécularisée, pélagienne, est marquée par le positivisme, le relativisme, le nihilisme, une critique de la raison critique réduite à la raison instrumentale. En regard de cela, on observe cependant que l’homme contemporain aspire à une raison plus complexe : éthique, esthétique... une raison plus méditative, en réaction à la raison des Lumières qui célébrait le triomphe du positivisme, lequel ne voit de vérité que dans les résultats expérimentaux des sciences de la nature. L’homme moderne se tourne volontiers vers les sagesses, notamment orientales, plutôt que vers les religions instituées, contraignantes par leur dogmatisme, et qui probablement ne satisfont pas les besoins de l’homme moderne. C’est ainsi que s’est effectué l’exode de certains catholiques vers les mouvements sectaires. Le retour du religieux coïncide avec un individualisme exacerbé, à la recherche d’un nouvel équilibre intérieur rendu nécessaire au plein cœur d’un monde de plus en plus complexe et cosmopolite. Max Weber avait noté le désenchantement du monde, il s’agit de le ré-enchanter. Le divin oublié par le processus de sécularisation ré-apparaît soudain.

Les sociétés occidentales aspirent à un retour des valeurs. Ne nous enfermons pas dans un centralisme paresseux limité à l’hexagone. La tâche d’aujourd’hui c’est de se pencher du côté de la ré-interprétation des Écritures et de la Tradition dogmatique de l’Église. Le travail d’exégèse, d’histoire des doctrines chrétiennes a été amorcé voilà cent ans, libérant la lecture critique des Écritures. Peu à peu nous avons abandonné toute conception métaphysique et absolutiste de la vérité, pour mieux se pencher sur une vérité manifestée dans l’histoire, une vérité à portée universelle, qui vaut pour toutes les cultures. Il s’agit désormais d’abandonner la question éculée autour de la preuve de l’existence de Dieu que fustigent d'une seule voix ceux qui ignorent les travaux de St Anselme de Canterbury ou de St Thomas d’Aquin, et d’aller à ce Jésus de Nazareth au risque d’y trouver Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu. Peut-être alors, serions-nous amenés à discerner des indices de transcendance dans l’humain authentique, comme potentiel de Révélation, passion de l’amour, passion de la vie ou « expériences du seuil », pour le dire comme le dominicain Jean-Pierre Jossua. En d’autres termes, il s’agit de discerner la transcendance au-delà du monde de la conscience, comme Être inaccessible, garant du sens de l’existence du monde de l’expérience. N’est-ce pas là que se situe le cœur du religieux, par-delà l’immanence finie de l’homme, en référence à la transcendance révélée qui porte nos regards sur nous-mêmes au-delà des calculs.

C'est là un des chantiers de l’Église qui se fonde sur la question des orientations de sa mission, parmi lesquelles subsiste toujours la question de la pluralité religieuse.

Après les gros progrès relatifs au dialogue judéo-chrétien, grâce à Jean-Paul II et à son successeur Benoît XVI, s’est établie une distance vis-à-vis de la théologie de la substitution Église/Israël. Quant au dialogue avec l’islam, il se présente de façon asymétrique car ne s’établit pas la réciprocité qu’on attend, qui n’est assumée que par des intellectuels musulmans. Alors que la plupart des pays musulmans ne respectent pas la liberté religieuse. Certains de ces pays, trop frileux, craignent l’inculturation et donc la perte de leur identité plutôt que l'apport de celle-ci à la diversité riche du monde.

Il reste que le dialogue théologique proprement dit est indispensable. Une théologie du pluralisme religieux, et non seulement une théologie du salut des infidèles, est nécessaire. Car nous devons penser la question de la pluralité des traditions religieuses, dans ce que ces traditions ont de positif, au sein même du dessein de Dieu. On peut ainsi reprendre la théologie des Pères grecs portant sur les semences du verbe qui n’ont jamais, dans l’histoire humaine, fait défaut. L’histoire du salut – Ancien et Nouveau Testament – est le sacrement d’une histoire du salut plus vaste qui est l’histoire même de l’humanité. J’insiste : le Salut de Dieu ne peut être confisqué pour se voir emprisonné dans les frontières de l’église (cf 1Tm 2, 4).

Les rencontres d’Assise en octobre 1986 ne sont pas achevées. La candeur est avant-tout paresseuse. Vatican II a d’abord été une rupture, certes, et une rupture vis-à-vis de la séquence théologique dominante depuis le concile de Trente, pour retrouver la continuité avec les premiers grands conciles œcuméniques du IVe et Ve siècles. Vatican II recèle des potentialités encore à exploiter, par exemple autour des relations entre l’Église et l’État, sur la question de la liberté religieuse, sur celle des religions non-chrétiennes etc...

Dans un monde où sept milliards d’hommes se font peur, pour reprendre le titre si juste d’un ouvrage de Robert de Montvalon, ex-président de la WCRP-France, où les catholiques représentent un milliard et demi d’individus, comment penser la gouvernance de l’Église sans introduire le concept de subsidiarité des Églises continentales ? Il y a des questions urgentes comme celle de la liberté des jeunes Églises non-occidentales.

L’Église demeure « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » nous dit la constitution Lumen Gentium (LG I, 1). L’Église représente donc un énorme potentiel au service du vivre-ensemble des hommes. Pourtant, elle doit encore renoncer à la tentation du pouvoir direct sur les sociétés et les États pour ne pas devenir ipso facto marginale. Le but de la mission de l’Église n’est pas d'abord de grossir les rangs, mais de témoigner de l’amour de Dieu et de favoriser ce qui va dans le sens du Royaume de Dieu en reproduisant les gestes de l’Évangile selon l’esprit de Jésus.

 

Gérard Leroy, le 24 septembre 2020