Pour Suzanne Zahredine, en témoignage de mon amitié

Introduction

Bien des chrétiens “sociologiques” ont oublié le discours central de la foi chrétienne. Une enquête récente révèle que les chrétiens ne sont plus que 4,5% (1, 730 millions) de pratiquants sur les 64% de Français (38,5 millions) qui s’identifient comme catholiques.
Ce qui rassemble les chrétiens, c'est un Événement originaire qui leur a été raconté, transmis. Ils se considèrent comme la continuation d'un premier rassemblement d'hommes et de femmes qui ont témoigné de l’événement primordial rassembleur. Ce qui est cru par les chrétiens s'appuie sur un Événement invraisemblable : un homme est venu, très tard dans l'histoire des hommes, il s'est interprété comme l'Événement de l'histoire, il a souffert, il est mort, il est ressuscité.
 
Avant de nous pencher sur le bouleversement déclenché par les Évangiles dans la pensée, commençons par examiner l'événement historique de Jésus de Nazareth. E. Renan a qualifié Jésus de Nazareth d’homme incomparable, Kant de modèle moral de l’humanité. Qui est ce Jésus ? “Qui suis-je, au dire des hommes” demandait un jour Jésus à ses disciples ? Les gens, assez fascinés par le bonhomme l’identifiaient à une figure de l’histoire, Jean le Baptiste, le prophète Élie, ou encore Jérémie... L’un d’entre eux, Pierre, l’identifia au Christ, le fils de Dieu. Pas un mot là-dessus lui recommanda Jésus. L’homme était en effet incomparable.
 
Le christianisme, dès ses débuts, entraîna les commentaires les plus divers. L’historien Flavius Josephe, passé dans le camp romain à la chute de Jérusalem en 70, écrit dans Les Antiquités Juives, “En ce temps-là vécu Jésus, un homme exceptionnel, car il accomplissait des choses prodigieuses. Il enseignait ceux qui prenaient plaisir à être instruits de la vérité. Il fut suivi de plusieurs Juifs, de plusieurs Gentils. Sur la dénonciation de nos notables Pilate le fit crucifier. Ceux qui l’avaient aimé durant sa vie ne l’abandonnèrent pas après sa mort, car il leur est apparu le troisième jour, de nouveau vivant, comme les divins prophètes l’avaient déclaré. C’est de lui que les chrétiens, que nous voyons encore aujourd’hui, ont tiré leur nom.” En revanche, Tacite, dans ses Annales écrites en 116-117, dénonce “ce mouvement chrétien dont le nom leur vient de ce Christos, que sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice; réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçant non seulement en Judée, où le mal avait pris naissance, mais encore dans Rome, où tout ce qu'il y a d'affreux dans le monde afflue et trouve une nouvelle clientèle". Cette superstition aurait donc causé une rumeur infamante qu’il fallait anéantir. C’est dans ce but que Néron aurait incendié Rome, ville sacrée dont l'immunité semblait tout à coup faillir. “Néron chercha des coupables, écrit Tacite, et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens” (1). Quant à Pline Le Jeune, gouverneur d’une province d'Asie mineure, il décrit dans une lettre à l’empereur Trajan (98-117) les rites chrétiens : “ Ils se réunissent à date fixe, avant le lever du jour, et chantent entre eux un hymne au Christ comme à un dieu. Ils s’engagent par serment à ne point commettre de vols, de brigandages ou d’adultère ou à ne point abjurer sa foi.
 

APPROCHE HISTORIQUE

Quand Jésus naît, il n’y a pas d’état civil. Les petites gens de Palestine ne connaissent pas leur date de naissance. Aussi est-on plus assuré de la date de la mort de Jésus (nisan ou avril 30) que de sa date de naissance. Dans le but de répondre au recensement opéré par un certain Quirinius, qui avait débuté sa carrière 12 ans avant notre ère, les parents de Jésus se rendent à Bethléem. Or, d'après les sources historiques dont nous disposons, ce recensement n'eut lieu que vers l'an 6 de notre ère.

On sait aussi que la naissance de Jésus se produit sous le règne d’Hérode le Grand, né en 73 av. J.C, mort en 4 av. J.C. Placé sur le trône de Jérusalem par les Romains, Hérode éprouve une peur maladive des complots, au point qu'il en vient, par crainte d'en être victime, à faire assassiner son épouse et plusieurs de ses enfants ! La rumeur court en Palestine d’une naissance à Bethléem du « roi des Juifs ». Il n'en fallait pas plus pour qu'Hérode le fit chercher. En vain, car Joseph et Marie avaient fui en Égypte. Hérode, furieux, pensa alors s'assurer de l'élimination de ce "nouveau roi" en ordonnant alors de faire mourir tous les garçons de la ville âgés de moins de deux ans. Notons au passage que ce massacre est aussi connu par Les Saturnales de Macrobe (II, 4.11), écrivain latin païen contemporain de saint Augustin, qui fut proconsul d'Afrique en 410 et grand chambellan du palais en 422.

Jésus serait donc né entre 4 et 6 ...av. J.C. !

Ce Jésus —de l’hébreu Yehôchûa‘, qui signifie “Yahweh sauve”— est un Galiléen de Nazareth. Il se dit partout en Israël que rien ne peut venir de bon de cette province du nord.
 
Après sa circoncision et sa présentation au Temple, l’enfant reçoit une bonne éducation juive. Il apprend, comme tout juif auquel est adressé le “Shema Israël”, qu’il faut aimer le Seigneur son Dieu qui est UN, de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force.
 
Il passe le plus clair de son temps entre l’atelier de son père, menuisier charpentier, et la synagogue de Nazareth où il écoute attentivement les rabbins. C’est là qu’il apprend le récit de la libération des Hébreux d’Égypte, l’alliance de Dieu et du peuple de Moïse au Sinaï, l’exil à Babylone, les occupations successives de son pays par les Perses, puis par les Grecs et désormais par les Romains, depuis que Pompée est entré à Jérusalem 70 ans plus tôt. Yehôchûa connaît tout cela par cœur. Le rabbi de sa synagogue ne prétend-il pas qu’ “il faut engraisser les enfants avec la Torah (la Loi), comme on engraisse les bœufs à l’étable ?"
 
À une vingtaine de kilomètres de Nazareth coule un fleuve, le Jourdain. Là, un homme dépenaillé, vêtu d’une peau de bête, quasi ermite, se nourrissant de sauterelles grillées, harangue les gens pour qu’ils aillent se faire asperger d’eau, autrement dit se faire “baptiser”. C’est Jean, dit le Baptiste. Il fait partie de ces prédicateurs itinérants qui surfent sur la vague apocalyptique. En effet, depuis 5 siècles aucun prophète ne s’est manifesté dans le pays, et Israël est à nouveau occupé, par les Romains cette fois, contraint de payer des impôts à l’étranger. On rêve. De quoi ? D’un Messie qui viendrait délivrer Israël.
 
Jean finira dans une prison du palais hérodien de Machéronte, pour avoir troublé la paix civile, et pour avoir contesté le couple illégitime d’Hérode Antipas, fils d'Hérode Le Grand, avec sa belle-sœur Hérodiade. Celle-ci saisira l’occasion opportune d’une fin de banquet pour demander à Hérode qu’on lui apporte la tête de Jean le Baptiste sur un plateau.
 
Yehôchûa se retire au désert. Il commence à prêcher. Il recrute. Simon, modeste pêcheur du Lac qui deviendra Pierre, Jacques et son frère Jean, André, Philippe et les autres, tout ce monde se rallie à Jéus. Ce ne sont pas des érudits ou des confits en dévotion. Ils abandonnent leurs champs, leurs filets, leurs affaires, pour suivre Yehoushua qui n’est pas un rabbi ordinaire. Ils collent au maître qui les fascine, qui chasse les démons, qui guérit les malades, comme bien d’autres thaumaturges. Mais ce Jésus a quelque chose de différent. Il se fait remarquer par ses enseignements. Il parle en paraboles. Il affirme que les paumés, les estropiés de la société, les simplets, les marginaux en somme, ont autant de valeur aux yeux de Dieu que ceux qui respectent scrupuleusement la Loi. Il proclame que l’amour de Dieu s’adresse même aux pécheurs. Il prêche non pas une libération temporelle, une assurance tous risques pour le Ciel, mais un bonheur à venir, éternel.
 
Personne n’avait jamais parlé comme ça.
 
Pourtant Jésus puise ses réflexions à la source de l’Écriture, des textes entendus et commentés dans les synagogues. Jésus ne prêche pas une loi nouvelle. Il ne rejette pas l’autorité de la Torah. Il baigne dans la culture de son temps. Ce n’est pas un extraterrestre. C’est un type enraciné dans sa terre. Mais sa manière de critiquer la piété ritualiste et de prétendre que son autorité à lui, lui vient de son Père, en direct de Dieu, choque évidemment des oreilles qui ne sont pas préparées à cela. Jésus se comporte comme ayant une autorité d'ordre divin. Après la guérison d’un paralytique, Jésus dit à celui-ci : "Tes péchés te sont remis". Il y a là des pharisiens, des docteurs de la Loi juive qui savent que Dieu seul remet les péchés et ils ont cette remarque significative : "cet homme blasphème !". Jésus remet les péchés et en ce sens il se reconnaît un pouvoir proprement divin.
 
Autre exemple : au cours d’un sermon prononcé sur une montagne, Jésus dit : "on vous a dit œil pour œil, dent pour dent, moi je vous dis "aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent". Qui avait dit "œil pour œil, dent pour dent" ? Qui avait donné la Loi ? C'est Yahvé, sur le Sinaï. Par conséquent lorsque Jésus déclare : "on vous a dit, moi je vous dis" Jésus met son autorité sur le même plan que l'autorité de celui qui avait donné la Loi. Ce que les juifs ne pardonnent pas à Jésus, c'est que Jésus a modifié la Loi; or, la loi avait été donnée par Dieu et Dieu seul peut modifier ce qui a été établi par Dieu. Comment entendre que la loi n’est plus le talion mais le pardon ? La modestie n’est pas la qualité dominante de Jésus. Ce rabbi s’y croit déjà (Dieu n’est pas mon cousin !), qui engueule ses auditeurs (“engeance de vipères”), qui rembarre ses disciples (“ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis”), qui est odieux avec sa maman (“femme qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ?”), méprisant avec la bonne (occupe-toi de tes casseroles ma bonne Marthe). Nous avons affaire à un de ces caractériels pas facile à vivre, qui renvoie ses contradicteurs dans leurs filets, et qui a le culot de vouloir qu’on le suive !

La question qui sépare les juifs des chrétiens, c'est de savoir si Jésus est un imposteur ou s'il est dans son droit de se comporter ainsi.

À force de coups de pied dans la foumillière des pharisiens, ces docteurs de la Loi, le conflit finit par éclater. Jésus fait une entrée triomphale dans Jérusalem, suivi par une foule exaltée. Il vitupère contre les marchands du Temple, renverse leurs étals, les dénonce pour avoir fait de la Maison de Dieu un repère de bandits. La rupture est consommée.
La condamnation à mort de Jésus est programmée. À cause des fêtes de Pâques qui se préparent, des émeutes qui peuvent se produire à tout moment, les Romains sont sur les dents. Ils ont raison. Des juifs se retournent contre Jésus qui est amené à comparaître devant le sanhédrin (2) . Plusieurs témoins se succèdent, dont on ne retient pas le témoignage. Finalement il s'en présente un qui déclare : "Cet homme a dit : détruisez ce temple, je le rebâtirai en trois jours" (Mt 26, 59-66; Mc 14, 58-64). À ce moment-là le grand prêtre indigné et horrifié se lève et déchire ses vêtements en criant : "Cet homme blasphème ! Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Il mérite la mort !" (cf. Mt 26, 59ss).
 
Scandale dans les allées du tribunal ! Car pour un Juif, le Temple n'est pas qu'un simple édifice de pierres. C'est le lieu où Dieu demeure. Or, quand Jésus dit qu'il rebâtira le Temple en trois jours, il signifie que le Temple nouveau n'est plus le Temple de Jérusalem où Dieu demeure, mais son propre corps dans lequel Dieu demeure, parce qu'en fait, Lui, Jésus, est Dieu.
 
Pour qui se prend-il ?
 
Les Juifs sont alors confrontés à une situation dramatique. Qu'un homme se fasse Dieu, c'est pour un Juif le péché suprême. Et il a raison. Il n'y a pas de pire faute que d'adorer les idoles et a fortiori de se diviniser.
 
Le problème est de savoir si, dans ce cas, et dans ce cas unique, cet homme a le droit de se présenter avec une autorité et une dignité divines. Si on lui accorde ce droit c'est qu'en même temps on atteste qu'il est Dieu.
 
Le sanhédrin condamne donc Jésus pour imposture et blasphème. Jésus, fut-il prophète, n'est aux yeux de ses juges qu'un homme, et un homme ayant eu l'audace impardonnable de prétendre revêtir la condition de Fils de Dieu.
 
D’où tient-on ces informations ? De livres d’histoire qu’on appelle “évangiles”. Le mot n'est pas, à l’origine, un mot religieux, comme les mots "mystère", "culte", "sacrifice", "sacerdoce" toujours employés. C’est un terme courant dans le vocabulaire politique de l’époque, utilisé soit dans les cours impériales d'Orient, soit à Rome.
 
C'est à partir du terme du vocabulaire politique qu'est tiré l'Évangile de Jésus-Christ. Qu'y a-t-il de commun ?

L'évangile de César est une information, qui rapporte toujours un fait, un événement et un événement heureux, une heureuse nouvelle qui donne de la joie. L’événement rapporté par l’évangile de César appartient à la sphère des réalités publiques et officielles, qui fait notoriété. Pour qu'il y ait évangile de César, l'événement rapporté doit s’inscrire dans trois catégories : - la naissance; - l'avènement d'un César; - une victoire car, disait-on, qu’elles soient sportives ou militaires les victoires inaugurent une ère de paix. Enfin l’événement de l’évangile de César est un événement à message. Il doit être proclamé, diffusé jusque dans les provinces les plus reculées et le plus récemment rattachées à l'empire romain. Cet évangile est appelé à la diffusion la plus universelle possible. On remerciait alors les dieux de cette bonne nouvelle dont ils étaient l'origine.

Le terme évangile est donc culturellement préparé pour être rapporté à l’événement de Jésus-Christ. Dans l'évangile de Jésus-Christ il y a un fait : l'irruption dans l'histoire d'un homme qui fait question, et que les croyants identifient comme l'intervention historique bienveillante de Dieu. Ce fait est un fait décisivement important, officiel. L’Évangile de Jésus-Christ rapporte sa naissance. Dieu s'est fait homme, il est né, dans l'histoire. C'est donc une heureuse nouvelle que rapporte l'Évangile de Jésus-Christ, par laquelle on apprend que Dieu l'a ressuscité. Enfin ce fait, le fait chrétien, n'est jamais ésotérique. Il ne concerne pas un petit groupe d'initiés, mais il se livre à la publicité la plus universelle.

Jusqu'à la fin du IIe siècle l’Évangile de Jésus-Christ s’est appelé "Le livre des apôtres", ou bien "Les récits". C'est saint Justin, le premier des intellectuels chrétiens († à Rome v.160), qui le premier a donné à ces livres le terme d' "évangiles".
 
La foi chrétienne renvoie à l’histoire. Elle est rivée à. Son objet ? Trente trois ans de vie humaine, imprégnée d’histoire juive. La foi chrétienne commence toujours par dire : “Savez-vous qu’il s’est passé un événement, important entre tous, à Jérusalem, au moment de la préparation de la Pâque ?”

La théologie chrétienne, “science du dévoilement d’un étant donné dans l’histoire” disait Martin Heidegger, est d'abord une science du contenu, de ce qui est cru, et de l’acte de foi dans cet Événement situé dans l'histoire.

 

  • 1) Tacite, Annales, XV, 44, cité d’après l’édition Budé, Annales, Livres XIII-XVI, Les Belles Lettres, Paris 1925, t. III, p. 431.
  • 2) Sorte de Cour suprême créée par les juifs après l'Exil pour juger des délits contre la loi religieuse.