Pour Maryline que j'embrasse, et Marc Grassin en hommage amical
Au stade auquel accède le progrès sur l’intelligence artificielle, quel est son pouvoir face à l’homme ?
L’an dernier, l’un des sujets proposés au baccalauréat a été : « le bonheur est-il une affaire de raison » ? La copie du philosophe Raphaël Enthoven pour répondre à cette question a envoûté les correcteurs qui avaient à juger par comparaison la copie rendue par l’intelligence artificielle. Éliette Abecassis, agrégée de philosophie, et Lev Fraenckel, autre philosophe, ont d’emblée été frappés par la musique des mots et la pétillance de l’argumentaire d’une des deux copies (dont l’identité des auteurs était cachée). Derrière cette copie il y avait une vie, un tempérament, une personnalité, un caractère, des goûts littéraires et philosophiques. L'homme et la machine n'écrivent pas encore de la même façon. La différence, remarque Éliette Abecassis, c'est le style, qu’on ne peut définir. Le style c'est le je-ne-sais quoi et le presque-rien. Le style est propre à l’homme.
La copie rendue par le ChatGpt était dépourvue de toute réflexion réelle. L'intelligence artificielle en effet —artificielle ou artificieuse— a rendu une copie d'histoire de la philosophie. En rapportant un maximum de connaissances, mais incapable de les interpréter. Ni la critique textuelle, ni l’herméneutique n’ont de case dans l’intelligence artificielle. Savoir sans réfléchir est vain. Le contraire est dangereux.
Est-ce qu'une machine pourra un jour philosopher aussi bien, voire mieux, que l'être humain ? La prééminence de l’homme, disait le P. Teilhard, est « de savoir qu’il sait. Si l’animal sait, seul l’Homme sait qu’il sait. » L'être pensant cherche à voir plus et mieux. Aucune intelligence artificielle ne pourra véritablement philosopher. Pourtant, l’intelligence artificielle évolue à une telle vitesse que certains croient que la machine en viendra très vite à penser bien mieux que l’homme. Une fois dépassés par la machine que ferons-nous ? Que serons-nous ? Nous adapterons-nous à ce monde dominé par la technique que l’homme aura enfantée ? Nous sommes au seuil d’une apocalypse cognitive.
À quoi servira la philosophie ? Pour l’heure elle cherche à questionner la vie, son sens. Nous reconnaissons que nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses questionneurs. Nous nous en confions les uns aux autres. Nous accomplissons là un partage d’humanité, un retournement contre la composante de violence de la conviction. Quelle machine peut seulement envisager d’emprunter ce chemin ? Quelle machine programmée pour rationaliser le monde, vomi par les algorithmes, va pouvoir capter notre monde étrange, et fou, et changeant.
Le ChatGPT est programmé. Il tient compte des mœurs pour dire ce qu’il faut dire et taire ce qu’il ne faut pas dire. On va tout droit vers une moralisation du monde, dictée, qui confine parfois à l’absurdité. Au virtuel. Aux fake news.
Le style —la machine en est dépourvue— nous révèle le vrai destin de la philosophie, inatteignable par la machine : l’humilité.
Gérard Leroy, le 11 juin 2024