Pour Andrée Canovas, ateni galbek, atete galbi

   L’enquête demandée par le Président de la République à l’historien Benjamin Stora portant sur les questions mémorielles liées à la colonisation et à la guerre d’Algérie révèle deux positions. La première soutient le maintien des relations franco-algériennes sous la forme actuelle, conflictuelle ; la deuxième, comme la première, n’oublie pas la blessure, mais veut donner du futur à la mémoire, sans la culture du ressentiment.

Le Président Macron a une idée directrice : « Il en va de l’apaisement de ceux que la guerre a meurtris, dont elle a bouleversé les destins, tant en France qu’en Algérie. Il en va de la possibilité de sortir des conflits mémoriels… Je souhaite m’inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et Algériens. » (1)

Dans cette affaire il convient d’abord de ne pas oublier, ne pas négliger la souffrance liée au déracinement qu’endurent encore aujourd’hui ceux qu’on appelait « les rapatriés d’Algérie. »

Certains sont chrétiens. On comprend qu’ils trébuchent sur le final du Notre Père : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ces qui nous ont offensés ». Nous avons offensé. D’autres nous ont offensés. N’oublions pas, mais délestons-nous de ce réflexe infantile qui consiste à compter les points. Chacun a assez de malice pour y trouver son avantage.

Cessons encore de nous culpabiliser de ce qu’ont pu commettre nos aînés. Je renvoie ces chrétiens à l’Ancien Testament, et plus précisément aux prophètes Jérémie (31, 29) : « les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui ont les dents rongées… », et Ezéchiel (18, 2) « Qu’avez-vous à répéter ce dicton sur la terre d’Israël : « Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées » ? Par ma vie, Oracle du Seigneur, vous ne direz plus ce dicton en Israël.

Les prophètes s’adressaient à la communauté d’Israël dont le comportement reflétait une mentalité très attentive aux liens de solidarité qui font d’un ensemble d’individus une communauté marquée du même avenir. Les prêtres se montraient attentifs aux comportements individuels. Avec Jérémie cet individualisme religieux pénètre l’enseignement prophétique. Ezéchiel, lui, développe longuement le nouveau dogme de la responsabilité personnelle. Il désolidarise l’individu du destin de la communauté ; l’individu devient seul responsable de son propre destin. Ces affirmations nouvelles n’allaient pas sans soulever de nouvelles difficultés.

 Les « rapatriés d’Algérie » font communauté, partageant une même blessure. Toute blessure, légère ou profonde, génère d’abord le désir de vengeance, avant le désir de sentence. La quête de justice peut exister, suscitant, hélas, la haine de l’autre comme moteur. Chaque heure sombre de l’Histoire a connu son flot de rancœurs déversées par la haine.

L’esprit de vengeance, entretenu par la paranoïa quérulente, qui veut la réparation d’injustices, imaginaires ou pas, est le grand moteur de l’histoire moderne. L’instinct de vengeance semble avoir eu raison de tout, de la psychologie, de l’histoire (2). L’esprit de vengeance est l’élément généalogique et transcendantal de notre manière de penser, selon Deleuze. Le sentiment de n’être pas reconnu à sa juste valeur, l’injustice ressentie, tout cela donne à l’individu une mésestime de lui-même dont il renverse la noirceur en la dirigeant violemment contre un autre, jugé usurpateur. Mais la violence n’est jamais un processus durable de construction. La violence est tautologique, elle n’engendre qu’elle même. Elle est dans l’incapacité de produire un raisonnement clair, objectif, une pensée critique qui témoignerait de l’indépendance de sa faculté de juger.

Elle témoigne du ressentiment qui se présente comme une construction purement subjective qui se développe comme une excroissance toxique sur la souffrance sérieuse et profonde. « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel sera capable de se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. L’époque présente mérite un intérêt particulier. Il est devenu facile aux hommes de s’exterminer les uns les autres » (3).

L’Histoire permet l’avènement d’autre chose qui implique de se délester du ressentiment. Ça peut demander parfois plusieurs générations.

Après la sentence, dont la vengeance attend d’être soulagée, s’érige possiblement le Pardon. Le projet du pardon, c’est de « briser la dette, non l’oubli ». Le projet de briser la dette est incompatible avec l’oubli. On ne brise pas une dette si l’on oublie ce qui la justifiait. La mémoire délivrée du poids de la dette est alors libérée pour des projets. « Le pardon, écrivait Paul Ricœur, donne du futur à la mémoire ».

Et la mémoire donne du futur à la réconciliation.

Gérard Leroy, le 8 mars 2021

  1. Un colloque international avait été dédié au refus de la guerre d’Algérie par des personnalités, parmi lesquels François Mauriac, Raymond Aron, André Mandouze, Paul Ricoeur…
  2. cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF 1962
  3. S. Freud, Malaise dans la civilisation