Pour Françoise et Jean Ormières, en hommage amical

   Le Christ a survécu à l’effondrement culturel des philosophies christologiques. En effet, si nombre d’incroyants, d’agnostiques et même d’athées n’osent annexer le Christ, ils le regardent avec respect, avec nostalgie : « O Christ ! il est trop vrai, ton éclipse est bien sombre… » (Lamartine). Ce Christ semble-t-il, reste comme un souvenir, voire une hantise.

Le Christ des non-croyants a son héros éponyme, le Christ tragique du fameux Songe de cet écrivain allemand du XIXe siècle Jean Paul (Richter de son vrai nom), qui imaginait le Christ orphelin de Dieu, errant parmi les espaces sidéraux à la recherche du Père perdu. En vain ! Il ne lui reste qu’à se lamenter de son absence. Insoutenable révélation qui en a bouleversé beaucoup en France, et dont les Victor Hugo, Renan ou Leconte de Lisle, ont propagé l’écho. Voilà un rêve qui se transforme en profession d’athéisme. Le réveil ne vient pas effacer le cauchemar : il prolonge la plainte de l’humanité orpheline.

Ce Christ n’a cependant pas disparu de l’horizon. Il persiste, il est présent dans les têtes et dans les textes, non plus comme le messager envoyé par son Père pour annoncer une nouvelle et définitive alliance, non plus comme fondé de pouvoir dépêché pour soulager l’humanité, mais comme frère des hommes, au sein de la caravane humaine, tantôt mêlé à leurs luttes, tantôt solitaire et abandonné. Si prestigieuse se maintient-elle sa figure hérite de l’Aufklärung (les Lumières) de Kant qui invite à l’autonomie de la pensée de l’homme, en s’affranchissant de la conduite d’un autre. Voilà le « Jésus des professeurs », revêtu de son mythe chez certains, de sa grâce pastorale chez Renan, considérant Jésus comme le doux rêveur de Galilée.

Ce Christ de la foi perdue est bien pâle auprès du Christ romantique, si pathétique dans les grandes envolées de Musset, de Lamartine, de Nerval. Il est vrai qu’il emprunte encore ses traits majestueux, ses traits divins, à la croyance que maintient Schleiermacher, pour qui la foi n’est « ni pensée, ni action, mais contemplation et sentiment, le sentiment d’absolue dépendance » auquel invitait le protestant Auguste Sabatier, dans le climat du scientisme de Littré, de Berthelot, d’A. Comte. Dès lors, l’auréole de tristesse qui ceint le visage du Christ est fait de l’impiété environnante, et désespérée. Ce Christ trompé, par l’illusion, trouvera le plus magnifique épilogue dans le Visiteur silencieux du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.

Mais le Jésus rangé au grenier des souvenirs  par Feuerbach ou par Marx qui lui préfère Prométhée, aura déniché sa reconversion dans le Jésus révolutionnaire annexé à la lutte sociale. Ce Christ prolétaire, encore vivace dans le combat ouvrier des années d’après-guerre, n’est plus qu’un emblème ou un mythe dès lors qu’on a pu se passer de son soutien. Même si le typographe Pierre-Joseph Proudhon n’hésite pas à avouer l’admiration sincère qui s’adresse au « Messie de la Rénovation morale », la dévotion de Proudhon tranche sur la désinvolture de Marx et de Engels, celui-ci ayant reçu une éducation chrétienne. 

Il reste que le Christ des athées marxistes finit misérablement son existence dans les écrits de Nietzsche (surtout L’Antéchrist). Nietzsche, athée de rigueur et paranoïaque exalté, qui s’appuie sur le rayonnement de Zarathustra. À y regarder d’un peu plus près, c’est l’obsession du Christ crucifié que suggère si bien LInsensé du Gai Savoir, qui a rejoint cruellement Nietzsche au seuil de la démence.

    

Gérard Leroy, le 18 janvier 2020