Pour Alain, en hommage amical,

   La prohibition exprimée, il semblerait qu’elle soit apodictique, irréfutable, inconditionnelle et axiomatique : « tu ne commettras —jamais et en aucune circonstance— de meurtre. » Cet interdit n’est pas assimilable à une loi casuistique, dont la structure s’établirait sur les conditions de l’acte (quand, si…), suivie de conséquences légales, s’inscrivant dans une morale qui définit le bien ou le mal. De telles lois jurisprudentielles sont courantes en Canaan et dans l’Ancien Proche-Orient.

Les Dix commandements ne sont pas des télégrammes célestes, mais un code moral primitif élaboré dans une culture particulière. Si les frontières du bien sont incertaines, les commandements fondamentaux sont clairs. Ce commandement, exprimé en Ex 20, 13, marque l’inconditionnalité et l’absolu de l’ordre. Aux yeux de Dieu la vie humaine est précieuse, sacrée, inviolable. Cependant Israël ne s’en est pas tenu à ce commandement si l’on en juge par les guerres auxquelles il a pris part et les peines capitales couramment pratiquées (cf. Ex 21, 15 ; 22, 18 ; Lv 20 ; 24, 17 etc). La prohibition n’a alors certainement pas été comprise comme signifiant « tu ne tueras point ». De plus, rappelons l’une des traditions les plus étonnantes d’Israël qui nous raconte le consentement d’Abraham auquel Dieu demande de sacrifier son fils. 

Le verbe utilisé pour décréter la prohibition est rasah qui signifie « assassiner ». Mais ici,  dans ce commandement le verbe est utilisé dans sa forme simple (qal, et non intensive, piel) et peut inclure l’homicide involontaire, accidentel (ce qui n’a pas de sens). Rasah est employé une fois pour parler d’une exécution capitale (cf. Nb 35, 30). Certains spécialistes concluent que ce 6e commandement condamne l’emploi abusif de la loi imposant la mort du coupable.

Il faut distinguer et mettre en exergue l’acte antisocial qui vise à tuer par hostilité, haine, violence intentionnelle et méchante (cf. Is 1, 21 ; Os 6, 9 ; Jb 24, 14). Dans le texte yahviste de Gn 4 Caïn sert d’exemple. Quiconque tue un être humain tue son frère. « Tu ne haïras pas (…) mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Comme « toi-même » signifie la réponse universelle à l’amour inconditionnel de Dieu pour toute sa création. En quelque sorte « tout le monde est comme toi, un alter ego ». Selon les Écritures, et particulièrement Ex 20, 13,  personne par voie de conséquence ne peut mépriser la vie d’autrui ou la sienne. L’honneur dû à YHWH et le fait de ne pas ôter une vie humaine vont de pair.

La rasah atteint sa pleine extension dans l’ordre donné par Jésus dans Mt 5, 21-26 (« aime tes ennemis »). Mais avant de m’interdire quoi que ce soit l’autre me requiert. Il me demande de l’aimer comme je m’aime moi-même, avec la même intensité, sur le même mode. Ceci étant la relation est réversible à l’identique : je suis visé comme un me à l’accusatif par celui à qui je dis tu au vocatif et qui dit je pour lui-même. C’est « l’autre ». Cet autre a à se laisser découvrir comme appel, comme exigence éthique qui nous met en demeure de répondre à la question : « Qu’as-tu fait de ton frère ? ». L’autre m’impose le respect. Son visage m’affecte, sa vulnérabilité me retient. Aimerai-je assez pour que par l’effacement du moi l’autre grandisse ? Le prochain qui est n’importe qui, indifférent ou méprisé, est logé à la même enseigne. Pas besoin du burin pour graver ça dans la pierre. Par-delà l’attrait ou la répulsion, l’autre est inscription dans la chair d’une réalité qui fait appel : « Tu ne tueras pas. » Chaque autre est comme l’Horeb d’où procède la voix qui interdit le meurtre. Chaque être humain me révèle Dieu. D’après Emmanuel Lévinas la face de l’Autre est le messager immédiat du message au Sinaï.

Le système biblique de la loi éleva le monde humain au-dessus de la nature et accorda une valeur infinie à l’individu. Par contre la loi mésopotamienne assujettit la société humaine à la nature et l’individu à la société (cf. Hammurabi, § 250-252 qui s’intéressent seulement au côté économique d’une affaire de bœuf homicide). La prohibition du meurtre est, selon la tradition juive, un des commandements à observer toujours et partout. Gn 3-11, parlant de l’invasion du monde par le mal, commence par montrer que le meurtre est l’acte pécheur primordial, « fratricide ».

Mais avant de m’interdire quoi que ce soit l’autre me requiert. Il me demande de l’aimer comme je m’aime. Il y a une part d’éducation dans l’art d’aimer. Dans le Sermon sur la montagne, Jésus ne s’oppose pas à la loi. Toute la question est celle de l’interprétation. « Car en vérité je vous le dis ». « dire » signifie « interpréter ». On comprend mieux si l’on compare les rares débats entre Jésus et ses opposants avec les désaccords sérieux qui séparaient Qumran de Jérusalem. Pour Jésus, aimer Dieu et aimer son prochain, c’est du pareil au même, inséparable en théorie et en pratique. Le meurtre, le rapt, le vol, la convoitise sont à mettre au rang de l’idolâtrie. Réciproquement, tout commandement, même la prohibition de commettre un meurtre, est en fait une seule facette du même prisme exprimé en Dt 6 et Lv 19.

Gérard Leroy, le 8 novembre 2019