Pour Sophie Clarke, avec mes félicitations

   Sans faire de bruit, la résurrection de Jésus se frayait un chemin dans la vie des hommes comme le réveil qui dissipe les rêves et secoue la torpeur du sommeil. Ses disciples sortent de la nuit de l’incrédulité où les avait plongés sa mort, ils retrouvent l’usage de la parole et osent quitter l’enclos où ils se cachaient pour annoncer aux foules, qui le conspuaient la veille, qu’il était revenu à la vie auprès de Dieu. Paul le rencontre sur la route de Damas et, embrassant la cause qu’il rêvait de détruire, comme quelqu’un que la lumière d’un jour nouveau arrache violemment aux ténèbres de la nuit, le voici qui s’affranchit des traditions de ses pères et proclame que la promesse qui leur avait été faite venait de s’accomplir, mais au bénéfice de toute l’humanité. Et le voici transporté sur les routes des nations païennes, colportant partout la stupéfiante nouvelle, non comme l’un de ces faits merveilleux dont la crédulité des païens était friande, mais comme une réalité intérieure dont ils pourraient faire eux-mêmes l’expérience, béatifiante quoique exigeante : Vous qui étiez morts, esclaves de vos passions, asservis au culte des démons, dit-il aux païens convertis, vous êtes maintenant déjà ressuscités avec le Christ par la foi en lui, assis à ses côtés auprès du Père et vivifiés par sa vie (Eph. 2,1-8), si du moins vous acceptez de passer par où il est passé et de mourir avec lui, c’est-à-dire de mourir au péché (Rom. 6, 5-11). Le péché, c’est ce qui asservit et divise, c’est l’égoïsme qui enchaîne l’esprit aux convoitises de la chair et engendre volonté de domination, exclusion, haine ; faire l’expérience anticipée de la résurrection, c’est vivre dans la liberté de l’esprit, l’union et l’égalité fraternelle (Gal. 5,13-25).

Relayé par la nouveauté de la vie chrétienne, le souffle de la résurrection secoue la société païenne dans ses profondeurs, il ébranle les murailles qui cloisonnaient les populations selon leurs appartenances religieuses et leurs provenances ethniques, les barrières érigées par les préjugés de caste entre riches et pauvres, hommes libres et esclaves ; il sape surtout les fondements païens de la vie sociale, culturelle et politique, les traditions et cérémonies cultuelles liées à l’administration des cités et à tous les actes de la vie publique, plus encore le culte des Empereurs et des divinités romaines qui cimentait l’unité des peuples rassemblés dans l’Empire. Tandis que l’empereur Hadrien, au début du IIe siècle, instaurait le culte de la Rome éternelle dans l’intention de fonder la perpétuité de l’Empire sur les lois divines qui fixent l’ordre de l’univers et garantissent le retour des cycles cosmiques, les chrétiens annonçaient bruyamment la venue des derniers temps, le Jugement du Dieu unique et créateur, la dislocation du cosmos, la soumission de tous les peuples au règne du Christ et la destruction de la grande Babylone (Apoc. 14,7-8). Rome se sentait menacée par ces gens, en qui elle voyait des « athées », et elle se défendait en les pourchassant ; mais les chrétiens, affranchis de la croyance au déterminisme des astres et des lois cosmiques, se montraient délivrés même de la peur de la mort et poursuivaient leur conquête pacifique de l’Empire. Eveillée par le souffle de la résurrection, la liberté de l’individu se dégageait de son enfouissement dans le monde des choses, et la dignité de la personne humaine s’affirmait face au totalitarisme de la raison d’Etat.

L’idée de l’immortalité n’était pas ignorée des Grecs, mais elle était réservée à l’âme ; la chair en était exclue, et la culture hellénistique de l’époque professait un grand mépris pour le corps, qu’un empereur philosophe appelait “sac d’excréments”. Les gnoses d’origine orientale, qui s’étaient infiltrées dans cette culture, étendaient le mépris du corps à la matière constitutive de l’univers, qu’elles vouaient à la destruction par le feu. Mais les chrétiens, sachant que le salut était venu par la chair du Christ, n’avaient pas honte de proclamer la résurrection des corps, ou de la chair ; ils affirmaient, du même coup, l’unité de la personne, qui n’est pas esprit sans être corps, et celle de l’homme et du cosmos, car le corps n’existe qu’en lien avec le monde, en sorte que sa résurrection est aussi promesse d’une rénovation du monde en “un ciel nouveau et une terre nouvelle” (Apoc. 21,1).

 

Gérard Leroy, 3 octobre 2016