Pour Edwige, ma fille que j’embrasse

   La philosophie chrétienne ne s’est pas accréditée aux yeux de tous, surtout dans la mouvance thomiste. Jacques Maritain s’est fait l’écho de ces réticences, préconisant une philosophie chrétienne qui soit une « œuvre de raison » du philosophe croyant. Maritain répugne aux philosophies trop chrétiennes, auxquelles il découvre « une saveur âcre et violente ». La surprise vient de ce qu’il loge dans cette catégorie des penseurs antithétiques, comme Kierkegaard et Hegel. Les extrêmes se touchent…

On notera que la christologie philosophique est solidaire du christianisme de la philosophie, qu’elle soit orthodoxe ou dévoyée. On a jadis proposé une distinction entre christologie philosophique et philosophie christologique. La christologie philosophique, celle de Blondel par exemple, ne se confond pas avec la philosophie, elle va à sa rencontre pour lui prêter sa lumière, ou bien elle articule la vérité du Christ comme l’objet de sa démarche, sans pour autant se confondre avec elle. Des penseurs chrétiens du XXe siècle ont exprimé des approches diverses sur le rapport entre christianisme et philosophie, et tandis que Maurice Blondel voit la philosophie comme allant au christianisme, d’autres pensent que la philosophie ne peut être vraie que sans le christianisme ; Jacques Maritain, lui, la fait coïncider avec le christianisme, tandis que pour Etienne Gilson elle en vient ! Au contraire de la philosophie christologique, articulée sur des schémas christologiques, sur un décalque théologique, et dont Hegel est la figure emblématique.

Retenons la dimension éthique de la christianité qui explique, s’il ne la justifie, la ferveur populaire dont le christianisme a joui. Elle se résume dans le simple énoncé que « chacun doit porter sa croix ». Plutôt qu’un commandement, cette approche résulte d’une revendication de la liberté. D’où le Jugement dernier ! Fondé. Mais jugement que seule la destinée est ordonnée à articuler. 

Le système est une philosophie de la Croix qui s’est définie elle-même comme « Vendredi Saint spéculatif », « Golgotha », « Jugement dernier ». Le rythme Mort-Résurrection scande en quelque sorte le procès dialectique. Le mérite de Hegel est d’avoir maintenu, envers et contre tout, l’unicité du Christ historique : il est le seul porteur de l’Idée, et la communauté remémorante est regroupée autour de lui, de sa Manifestation une fois pour toutes. 

Les successeurs, Feuerbach et Marx, ont inversé l’hégélianisme, ils l’ont ramené du ciel des idées à la terre des hommes. Marx disait de Hegel qu’il avait posé la dialectique sur sa tête, mais que lui, Marx, l’avait remise sur ses pieds. Mais Hegel n’est pas responsable des avatars posthumes de son œuvre. C’est déjà bien assez de le charger de la sécularisation des contenus religieux ; il est le héraut de ce rationalisme vorace que, tout récemment encore, la belle encyclique Fides et Ratio clouait au pilori. Peut-être est-il plus juste d’interpréter Hegel comme une tentative surhumaine, dans une époque de disette théologique, pour comprendre la Révélation chrétienne comme Révélation « absolue », « sans lien » dont elle dépendrait, en termes christologiques. Son tort, puisque certains y tiennent, aura été de décrypter le mystère sans tenir compte de l’insondable de la foi. En ce sens, oui, Maritain n’a pas tort de parler d’un excès de christianisme. Avec de fortes nuances, le même grief vaut des frères ennemis Fichte et Schelling.

Ne te revient-il pas tout à coup, Edwige, le souvenir de ce cimetière de Berlin-Est qui rassemble en une étonnante proximité, Hegel et Fichte enterrés côte à côte… pour l’éternité.…

 

Gérard Leroy, le 23 janvier 2020