Pour Denise Torgemane, en hommage amical

   Le monothéisme radical de l'islam récuse à la fois l'affirmation du mystère trinitaire et l'affirmation de l'incarnation qui sont au coeur du message chrétien dans sa nouveauté par rapport à la Révélation de l'Ancienne Alliance. Si la négation de la filiation divine de Jésus n'est que la conséquence d'un monothéisme anti-trinitaire, c’est que l'affirmation du Dieu-Trinité apparaît comme contraire à l'unicité de Dieu, d’une part, et l'affirmation du dogme de l’incarnation, d’autre part, s’oppose, selon les musulmans, à la transcendance absolue de Dieu. 

S’agit-il d'un rejet circonstanciel qui relève de malentendus liés à des circonstances historiques, et ce rejet fondamental est-il irrémédiable ? Cette difficulté semble insurmontable et le différent non négociable. Au moment même où l'adoration du Dieu unique est annoncée par les chrétiens et les musulmans comme un héritage commun, il faut avouer que la nature même du monothéisme nous rend étrangers les uns aux autres. On peut toujours entendre : « Nous croyons au même Dieu, le Dieu unique, le Dieu vivant, qui a créé le ciel et la terre », il reste que nous nous réclamons de deux conceptions très différentes de Dieu.

Reconnaissons qu’il est difficile à un musulman de reconnaître que le nom de « Père » est un nom propre de Dieu. Ce qui pour nous évoque un principe, une génération spirituelle et éternelle au sein même de Dieu, sera toujours compris par l'islam comme une génération charnelle. En conséquence l’islam se refuse à reconnaître la filiation divine de Jésus alors même qu'il confesse sa sainteté (selon la tradition, il est « le sceau de la sainteté ») dans la mesure où il ne s'inscrit pas dans la suite des générations humaines et procède directement de l'Esprit de Dieu. 

Ainsi, affirmer l'existence de trois personnes en Dieu, c'est compromettre la simplicité absolue de Dieu et tomber déjà dans l'associationnisme : « Oui, ceux qui disent : Dieu est en vérité le troisième de trois sont impies. Il n'y a de Dieu qu'un Dieu unique » (S 5,73). L'unicité de Dieu n'est pas seulement externe au sens où il n'y a pas d'autres dieux ; elle est interne, celle d'un Dieu indivisible, indissociable. C'est le sens du mot samad (S 112,2). Quelque soit la traduction du mot "personne" en arabe, confesser un Dieu un en trois personnes, c'est nécessairement aboutir au polythéisme. 

Aussi, parler d'une alliance qui aille jusqu'à l'incarnation de Dieu dans l'humanité d'un homme, paraît totalement absurde. Car encore une fois ce serait faire injure à la transcendance de Dieu et l’on ne peut associer un Dieu transcendant et un corps humain. Le Coran reconnaît bien le miracle de la naissance virginale de Jésus. Mais Jésus demeure un être ordinaire et sa création immédiate sans passer par la génération humaine est finalement semblable à la création de l'Adam primitif. Dieu est vraiment le Tout Autre et l'islam a un sens tellement aigu de sa transcendance qu'il répugne à toute idée de médiation. Il n'y a pas d'autre médiation que le Coran lui-même et l'idée d'un médiateur qui soit en même temps un homme-Dieu est absurde. Le prophète lui-même n’a pas le statut de médiateur dont dispose le Coran.

Si un dialogue authentique est possible, c'est dans le respect de nos différences et non à partir de prétendues convergences. C'est dans sa différence même que le message du Coran interpelle la foi chrétienne. L'islam a un rôle mystérieux d'avertisseur dans le sens de la quête d'un Dieu toujours plus grand. Comment ne pas reconnaître en effet que nos formulations sur la Trinité sont insuffisantes et risquent de compromettre l'unicité de Dieu pour aboutir à une forme de tri-théisme.

Ce qui renforce l'énigme historique de l'islam, c'est qu'en dépit de ces divergences fondamentales, il comporte bien des ressemblances avec le christianisme au sein du concert mondial des religions du monde. Au jugement d'une histoire conflictuelle qui dure depuis treize siècles, on a pu parler de « rivalité mimétique » (Mohammed Arkoun). La question, que posait Claude Geffré en regard de cette rivalité mimétique, serait de savoir si le temps n’est pas venu de convertir cette rivalité en « émulation réciproque ».

 

Gérard Leroy, le 10 août 2019