Pour Maryline Lugosi, en hommage affectueux

     La morale, que précède l’éthique, n'a de sens qu’en vertu d’une volonté d'humanisation, ce qu’avait bien souligné le P. Liégé auprès de ses étudiants, bien avant l’excellent article de Paul Ricœur dans l’Encyclopedia Universalis : “Avant la morale : l’éthique” .

Le Père Liégé, mort en 1979, appartient à la famille de ceux qui nous ont laissé en héritage une pensée rigoureuse et féconde sur ce sujet. Il fut la référence pour beaucoup parmi lesquels on retrouve des personnalités du monde politique, diplomatique ou artistique. Il a marqué les étudiants en théologie de l’Institut Catholique de Paris - et au-delà - par la qualité unique de sa réflexion, toujours accompagnée d’une pédagogie exceptionnelle. 

Il faut remercier le P. Gérard Reynal pour sa thèse consacrée au parcours intellectuel et spirituel du père Pierre-André Liégé.

Pierre-André Liégé fut un penseur dont la théologie pastorale originale marqua les générations, et qui, à l'initiative du pape Jean XXIII fut un des conseillers théologiques très écoutés au concile. Comprendre les nouveaux rapports au monde de l'Eglise confrontée aux grands défis d'un XXème siècle bouleversé par deux conflits mondiaux a “fait surgir une personnalité hors du commun qui fera preuve de clairvoyance autant que de courage dans ses engagements”.

Intellectuel ouvert sur le monde, le père Liégé a élaboré une nouvelle conception de la théologie appelée “Théologie pastorale” dont il fut l'initiateur en France. «Dans cette période tourmentée de la vie de l'Eglise et de la société, il fut un acteur engagé”. Aussi c’est le théologien moraliste qui retient d'abord l'attention, sur les questions qu'il a abordées, les plus délicates : sur l’homosexualité, la bioéthique, l’avortement et la contraception, la chasteté. Ils n'étaient encore guère nombreux, dans les années 1980, à se risquer dans des champs si mouvants —du fait de l'évolution des techniques et des mentalités— et si sensibles au regard de la doctrine. Ils étaient encore plus rares à le faire avec l'exigence et le sens de la nuance du P. Xavier Thévenot, tant à travers son enseignement à la Catho que dans les sessions et conférences où il se dépensa sans compter. Ce n'est pas un hasard si ce qui compte aujourd'hui en France au plan universitaire en ce domaine se réclame de son héritage.

Il importe de bien situer à leur niveau fondamental les réflexions catégorielles du théologien salésien. Yves de Gentil-Baichis, qui vient de nous quitter, insista à juste titre sur l'ancrage de Xavier Thévenot dans sa congrégation vouée à l'éducation des jeunes en souffrance. Car la morale, rappelait-il, n'a pas de sens hors d'un chemin d'humanisation. Là se trouve le critère décisif de toute évaluation éthique : comment faire pour grandir soi-même, et aider d'autres à grandir, en humanité ?

À partir de là, tout est simple, oserait-on penser. Il est vrai que Xavier Thévenot fut maître dans l'art de démêler les écheveaux de problèmes ou de situations inextricables. Sa manière d'accompagner les centaines de personnes qui firent appel à lui se révèle d'une justesse totale : d'abord écouter l'autre (au sens fort de se laisser affecter par son altérité), sans l'enfermer dans une case morale préétablie, mais en scrutant la vérité de la vie qui se dit ; puis risquer une parole, là encore sans le filet des certitudes obstinées ou des leçons répétées, mais pour aider l'autre à se remettre debout et à avancer.

Dieu, dans tout cela ? Il est là, omniprésent à la hantise du moraliste de trouver la posture et la parole justes. Sans forcément être nommé, cependant, devant la personne accompagnée, qui parfois vit mal son rapport à des conceptions de Dieu dont on a pu l'encombrer. Pour que Dieu soit libéré en l'homme, il faut parfois libérer l'homme de certaines images de Dieu.

Un tel portrait semblera un peu lisse. L'empathie pour l’interlocuteur n'y ajoute guère d'aspérités. Mais il y a la souffrance. La force ultime du P. Thévenot tient dans son courage à assumer de très lourds revers de la vie, celui de la maladie, affrontée durant des années. Ceux, aussi, d'une Église désemparée par sa méthode morale et les conclusions qu'elle lui permettait. Cela se nomme le courage de la vérité. Et c'est ce qui fait la noblesse d'un homme, dans cette unité rare qu'elle peut procurer entre une pensée et une action, une vocation et une mission. C'est aussi comme témoin de cette noblesse que Xavier Thévenot nous manque toujours.

 

Gérard LEROY, le 22 juin 2017