Pour Yves et Monique Trilles, avec mon amicale gratitude

   On sait que Rome a pris le relais de la civilisation grecque et a hérité du monde grec l’essentiel de sa culture.

   Au beau milieu du Ier siècle, les Romains comme les Grecs croient en un monde éternel, où le temps, comme l’envisageait Platon dans le Timée, n’est que l’image mobile de l’éternité. Tandis que le judaïsme, ainsi que le fait remarquer Claude Geffré (1), apporte la conscience d’un temps irréversible, qui a un commencement et qui va vers un terme. Le peuple emblématique par excellence, c’est le peuple de l’Exode, qui quitte l’Égypte et se met en marche vers une Terre promise. Les Grecs contemplent l’éternel retour des choses, à la façon d’Ulysse qui revient de son aventure vers sa Pénélope impatiente sur l’île d’Ithaque, d’où Ulysse est parti.

Alors que les Hébreux introduisent l’idée que l’histoire a commencé avec la création du monde et qu’elle avance vers un royaume inconnu, à la façon d’Abraham qui se met en route sans trop savoir où il va, les Grecs, eux, voient le monde éternel et cyclique. Côté juifs, le monde est daté, il a débuté et il se poursuivra comme une histoire, comme une longue marche sous le regard vigilant et aimant de Dieu.

On eût pu imaginer deux systèmes de pensée fonctionnant en circuit fermé. Il n’en fut rien. Ainsi au moment du retour de l’exil à Babylone, tous les jiuifs ne sont pas rentrés à Jérusalem et des communautés juives se sont dispersées un peu partout. Elles ont été progressivement fascinées par le modèle grec.  C’est pour ces coreligionnaires qui ne savaient plus un mot d’hébreu   que les rabbins de Jérusalem au IIe siècle av. J.C. ont traduit la Bible en Grec. Ces rabbins, pense-t-on, étaient environ 70, c’est pour cette raison qu’on a appelé cette Bible la Septante.

Les Romains, héritiers de la culture grecque, vénèrent un Dieu sans visage, que nul ne peut voir sans mourir. On a des mots pour le dire. C’est à ce moment-là qu’un rameau vient à s’en détacher qui témoigne d’un Dieu auquel la raison grecque n’avait pas accédé. Ce n’est pas une mince affaire.

Le phénomène chrétien qui surgit dans le monde méditerranéen apporte une nouveauté, au niveau du message, de la pensée et de l’organisation. Ce que l’observateur repère c’est d’abord une communauté structurée —une Ekklesia—, et non pas une idée de religion. Pour l’Église primitive il s’agit de tout autre chose.

 

Un Logos de chair et de sang

Ce que rapportent les premiers chrétiens, la culture philosophique du monde gréco-romain n’est pas préparée à l’entendre. Il faut retenir que le Romain est féru de philosophie. Ce n’est pas, comme on se le figure trop souvent, le soudard botté et casqué passant le plus clair de son temps sur les champs de bataille, et qui se fait vomir à ses moments perdus, dans un lupanar.
Le Romain est un homme pourvu d’intelligence et épris de culture, qui tend à se pourvoir d’une tradition qui le fasse éternel. De cela vient que les Romains croient que Rome est une ville éternelle. La bonne société romaine, éprise de curiosité pour les choses de l’esprit, honore ses philosophes. De nombreuses familles, et pas seulement les gens des beaux quartiers, prennent à demeure un philosophe, souvent grec, parfois d’Asie mineure. Pourquoi faire ? Pour éduquer le fiston ! Les Romains se piquent de philosophie. Elle est présente partout, au palais, au Sénat, dans les rues. De quoi se préoccupe-t-on surtout ? De métaphysique, et de morale. Et quel est le mot qui revient le plus souvent dans les conversations ? C’est le mot logos.

On parle en effet beaucoup du Logos, terme grec qu’on traduit par le mot Verbe, parole, ou même science. Pour les penseurs romains, épris de stoïcisme, le logos, le Verbe, désigne le principe qui préside à l’organisation rationnelle et harmonieuse de l’univers. Le soleil, qui chaque matin se lève derrière un horizon, et se couche chaque soir à l’horizon opposé, l’alternance des saisons autant que la configuration des astres dans le ciel nocturne, tout cela intrigue le Romain. Tout cela ne peut pas être sans qu’il y ait un principe derrière. C'est ce principe qu'ils appellent le logos. Le logos est donc à connotation divine pour les Romains stoïciens. Le logos a pour les stoïciens le caractère de la transcendance, au-delà du sensible, de l'empirique, inatteignable, mais principe garant du sens de l'existence du monde de l'expérience.

Dès l’apparition du christianisme et à la suite de l’évangéliste Jean, les chrétiens proclament qu’au commencement était le Logos, Verbe, que le Verbe était Dieu, qu'il était au commencement tourné vers Dieu, et même qu'il était Dieu (2). Il n’y a rien là qui heurte la mentalité romaine et stoïcienne. Mais que les chrétiens annoncent que “le Verbe, le Logos, s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes”, voilà qui choque brutalement la mentalité romaine qui s’appuie sur une autre cosmogonie.

Un logos de chair et de sang ! C’est inouï, impensable ! Irrecevable en tout cas pour la culture de l’époque. Non seulement c’est un scandale pour les Juifs, qui imaginaient l’avènement du Messie sous des couleurs plus éclatantes, mais c’est une folie pour les non-juifs, que rien ne préparait à cette idée d’un dieu, juif de surcroît, mourant et ressuscitant pour sauver les hommes. Et de plus, ces gens se demandaient bien de quelle transgression devaient-ils être pardonnés, pour attendre un salut.

L’accueil réservé à Paul, sur l’Aréopage d’Athènes, à ce message insolite et pour tout dire intolérable, montre bien le décalage des sensibilités : “On t’entendra  là-dessus une autre fois” lui dit-on (3). Un logos de chair et de sang ? mais on délire ! L’empereur Marc-Aurèle, qui connaît son stoïcisme sur le bout des doigts, le fera savoir aux chrétiens et condamnera Justin à la pendaison “en raison de cette insupportable “déviation” dans le monde des idées” qui entraîne une véritable révolution dans la définition du divin.

La notion moderne de religion commence alors à apparaître. Jadis chaque famille romaine, chaque tribu, chaque village avait sa religion. Dès le 1er siècle le monde est divisé entre ceux qui adorent celui qu’ils appellent “le vrai Dieu” et les autres. La religion chrétienne, qui se présente comme la vraie, est un ensemble de convictions et de pratiques qui vient rompre avec les autres traditions et prétend que le Christ, et lui seul, est venu assurer le salut de l’homme. Ce qui vaut aux chrétiens d’être persécutés.

L’empereur Constantin va donner un sérieux coup de pouce aux chrétiens, en prescrivant le respect de la liberté de la religion pour tous et par conséquent la suppression des persécutions des chrétiens. Théodose qui lui succède un demi-siècle plus tard enfoncera le clou en instaurant un État chrétien, qu’il proclame voulu de Dieu. Les choses vont dès lors très vite. Le culte païen est interdit, à Rome puis dans tout l’Empire en 392. Du coup les Jeux olympiques célébrés en 394 avec tout le decorum cultuel païen que l’on devine, seront interdits, et ne renaîtront de leurs cendres que quinze siècles plus tard, en 1896, à l’initiative du Baron de Coubertin.

À la demande de Constantin, les Pères de l’Église, orientaux et occidentaux, se rassemblent à Nicée, en 325, pour réfléchir à une question : ce Jésus dont on nous parle tant, tellement homme peut-il être autre chose qu’un homme ? Mais en même temps tellement exceptionnel, peut-il n’être qu’un homme ?

Les Pères de l’Église en viennent à proclamer la venue de Dieu pour les hommes. La religion est alors perçue comme une réalité salvifique, orientée vers un salut, et eschatologique, qui porte sur les fins dernières, plutôt que politique ou civile, comme le concevait Cicéron, mais aussi, comme le penseront plus tard Napoléon, Charles Maurras, ou encore Régis Debray. C’est vrai qu’elle fait lien, mais, pour les Pères la religion transforme les hommes bien avant que de donner un ordre à la société (4).

C’est dans cette tension d’un face à face de l’homme avec son Dieu que réside le caractère spécifique du fait chrétien, qui a transformé profondément la conception antique du sacré.

Comment imaginer que la divinité s’engage dans le devenir ? Et concevoir qu’un homme qu’on avait croisé dans les rues de Jérusalem ait incarné la divinité au sens où l’entendait Platon, Aristote, ou Zénon ? Et qui eut pu prévoir que trois siècles plus tard cette religion inassimilable à une pensée logique s’imposerait comme la religion officielle de l’Empire finissant ?

Le Verbe s’est fait chair”, qu’est-ce que ça signifie ? Que tout simplement le divin a changé de sens, qu’il n’est plus un principe impersonnel, un moteur, une cause première, une construction de l’esprit, mais une personne singulière, avec qui on peut entrer en relation. Et du même coup la vision qu’on peut avoir du divin, la façon de le contempler, de le comprendre, de s’en approcher, tout cela est bouleversé.

 

Gérard LEROY

  1. cf. Claude Geffré, Babel et Pentecôte, éditions du Cerf
  2. Prologue de l'évangile de Jean
  3. Ac, 17, 32
  4. en particulier pour Justin de Rome, Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome de Constantinople, Grégoire de Nysse, Augustin d’Hippone...