Conférence du Pr Claude GEFFRÉ à Rabat 

Le thème général de la session : « réalités perçues, réalités en profondeur » concerne les images de l’islam et du christianisme qui sont le plus souvent transmises dans le domaine des médias. Il y aura de nombreuses interventions sur ce sujet au cours de notre colloque. Pour ma part, je me contente d’observer que depuis le 11 septembre 2001, les médias continuent d’entretenir le fantasme d’un monde musulman en guerre contre l’Occident et considèrent volontiers la croissance démographique des musulmans dans les pays de l’Union européenne comme le début de l’islamisation progressive de l’Europe. On demeure dans le cadre du fameux « clash des civilisations ». Face à cette image trop souvent répandue, je voudrais seulement évoquer ici cette réalité profonde que constitue l’émergence d’un islam européen. Il s’agit selon moi d’un évènement historique considérable qui concerne le destin même de l’islam comme deuxième religion du monde. Il concerne aussi non seulement le dialogue islamo-chrétien mais le destin même de la communauté mondiale face aux dérives de la mondialisation. Du fait de la mondialisation, c’est tout le monde musulman qui est confronté aux valeurs occidentales et il est justement permis de considérer l’islam européen (l’Europe compte déjà plus de 15 millions de musulmans et l’islam est devenu la deuxième religion de la France) comme une chance historique pour une nouvelle coexistence de l’identité musulmane et de l’identité occidentale. Il s’agit finalement d’une négociation réussie entre l’islam de toujours et la modernité. En dépit des conflits tragiques entre le Nord et le Sud et des luttes fratricides que connaît le monde musulman contemporain, je crois que l’histoire de la communauté mondiale est plutôt sous le signe de la convergence progressive de tous les peuples de la terre. Il suffirait de rappeler que le progrès de l’alphabétisation des femmes coïncide avec une baisse générale de la fécondité. Dans la trop courte intervention qui suit, je prends tout d’abord le risque de réfléchir sur les diverses stratégies de l’islam face à la modernité. Dans un second temps, je voudrais évoquer la responsabilité historique commune de l’islam et du christianisme face aux dérives actuelles de la mondialisation.

 Les stratégies de l’islam face au défi de la modernité

Pour ne pas trahir l’attitude complexe de l’islam face à la modernité, je propose de distinguer – même si elles sont inséparables - la modernité scientifique et technique, la modernité politique et puis la modernité culturelle.

 1) Historiquement, la civilisation arabo-musulmane a contribué de manière éminente au développement des connaissances scientifiques. Et encore aujourd’hui, on constate une grande ouverture aux résultats des découvertes scientifiques et une volonté de maîtriser toutes les technologies modernes. Au moins dans les pays musulmans les plus développés il y a un vif attrait pour les produits les plus perfectionnés des industries de pointe surtout dans le domaine de l’informatique. Cette entrée dans la civilisation technique coïncide fort bien avec un attachement profond aux traditions religieuses les plus vénérables. C’est un peu comme si le monde musulman voulait faire la preuve que la révolution industrielle et numérique n’entraînait pas fatalement une stérilisation du sentiment religieux et une sécularisation complète de la vie quotidienne comme ce fut le cas en Occident. Mais sans prétendre pouvoir prédire l’avenir religieux de ces sociétés en pleine mutation, il faut savoir qu’il n’y a pas d’usage neutre et innocent des multiples produits de la technologie moderne sans transformation profonde des mentalités et des modes de vie.

2) La modernité politique est inséparable d’une modernité économique et sociale qui a transformé les rapports entre l’Etat et les instances religieuses dans les sociétés occidentales. Il s’agit essentiellement de l’avènement d’un Etat de droit fondé sur le contrat social et non sur un principe transcendant, de la séparation de l’Etat et du pouvoir religieux, de la laïcité et de la reconnaissance de la liberté religieuse, de l’égalité homme – femme. Sur ce terrain, il y a un décalage qui n’est pas seulement historique entre les sociétés démocratiques de l’Europe moderne et la plupart des sociétés musulmanes. Je ne puis faire état ici de régimes constitutionnels fort différents depuis les Etats qui ont adopté la charia comme loi religieuse et civile jusqu’à certains Etats musulmans modernes qui sont régis par une constitution civile qui protège la liberté de culte de tous les citoyens. Même si les pays musulmans ont signé la Charte des droits de l’homme de 1948, on constate souvent sur le terrain une interprétation restrictive du droit à la liberté religieuse. Comme historien de la théologie catholique, je serai tenté de dire que l’attitude des autorités religieuses officielles de l’islam à l’égard des libertés modernes ressemble fort à l’attitude de l’Eglise catholique au moment du Syllabus de Pie IX en 1864. Certains représentants de l’islam reprochent à l’Occident en général d’avoir exalté les droits de l’homme au détriment des droits de Dieu. Il y a plus d’un siècle et demi, le catholicisme intransigeant reprochait aux libertés modernes (liberté de conscience, liberté religieuse) d’avoir conduit à l’athéisme.

Il y a là un débat fondamental quant à la compatibilité de l’islam et de la culture dominante de l’Europe. C’est toute la question des rapports entre la vérité révélée et les droits de la conscience humaine. L’Eglise catholique a mis des siècles à renoncer au mythe d’une vérité obligatoire sans égard pour les droits de la conscience individuelle. Avec sa Déclaration sur la liberté religieuse, le concile de Vatican II a finalement compris que « la vérité ne peut s’imposer que par la force propre de la vérité », c’est-à-dire sans contrainte directe ou indirecte sur les consciences. Il y a un lien étroit entre le droit à la liberté religieuse et la laïcité ; et l’enjeu de la laïcité, c’est celui-là même de la démocratie. Mais pour que le monde musulman accepte l’idée d’une laïcité qui sera de plus en plus l’exigence même de toute société moderne comme société démocratique et pluraliste, il faut dépasser une certaine laïcité à la française qui est encore une laïcité anti-religieuse ou même une religion, tout le contraire en tous cas de ce que le Président Sarkozy appelle une laïcité positive. La laïcité comme vivre-ensemble des citoyens invite les autorités religieuses à renoncer à toute forme d’hégémonie directe ou indirecte sur la société civile, mais elle invite aussi l’Etat à renoncer à une laïcité militante qui était devenue une quasi religion dans la France des droits de l’homme. Ce serait la chance historique d’un islam européen de pouvoir favoriser l’émergence d’un certain type de citoyen français de confession musulmane qui réussit à concilier son appartenance à l’umma musulmane et son appartenance à la société civile dans le respect de sa légitime autonomie.

3) Quand je parle de modernité culturelle, cela recouvre le domaine immense de la littérature, de la philosophie, des sciences humaines et des sciences religieuses. Je m’en tiens aux sciences religieuses. Or si on envisage l’application de la critique historique et des diverses ressources de la linguistique moderne à l’étude des textes fondateurs, on doit reconnaître qu’il y a encore un écart profond entre l’islam et le christianisme du point de vue des sciences religieuses. Je veux dire que ce qui est devenu un bien commun des exégètes et des théologiens chrétiens en matière de critique historique depuis plus d’un siècle est encore suspect au regard des autorités religieuses officielles de l’islam. Cette différence entre le christianisme et l’islam dans l’approche des Ecritures fondatrices ne tient pas seulement au déphasage historique entre la culture occidentale et la culture dominante du monde arabo-musulman. Elle ne provient pas non plus uniquement du fossé entre les medrasas et l’enseignement supérieur des universités du point de vue de l’ouverture aux nouvelles procédures dans la lecture des textes. Cette différence a des causes proprement théologiques. En dépit de certaines convergences entre les deux religions fondées sur le don d’une Parole de Dieu, chrétiens et musulmans n’ont pas la même conception de la Révélation et de l’inspiration et ils comprennent autrement la tension entre l’Ecriture et la Parole de Dieu. Il y a bien une longue tradition herméneutique tout au long de l’histoire de la théologie musulmane. Mais l’instance herméneutique au sens moderne n’est pas toujours prise au sérieux quand il s’agit d’entreprendre une relecture contemporaine du Coran et des hadiths du prophète. Il est insuffisant par exemple de dire que le Coran est inspiré à la manière dont la foi chrétienne considère la Bible comme un livre inspiré. Aux yeux de la pensée musulmane traditionnelle, l’Evangile est déjà falsifié parce que, à l’exception de quelques paroles de Jésus, il témoigne en fait de la tradition interprétative de la première communauté chrétienne. Pour l’islam traditionnel, l’idée de tradition interprétative n’a pas de sens puisque le Coran tout entier a été directement dicté par Dieu au Prophète. Avec certains nouveaux penseurs de l’islam, je pense qu’il est possible d’introduire l’idée de tradition interprétative sans porter atteinte au caractère sacré et infaillible du Coran comme Parole de Dieu. Ce serait justement la tâche d’un Islam européen de susciter des intellectuels musulmans qui soient au point de départ d’un nouvel âge de la théologie musulmane et qui cherchent une articulation entre la foi et la raison moderne comme raison critique.

L’islam européen une chance historique pour un nouveau dialogue avec le christianisme

J’ai essayé d’évaluer l’islam à l’épreuve de la modernité. Mais comme les deux autres monothéismes, le judaïsme et le christianisme, l’islam doit affronter la modernité inéluctable de la mondialisation. Or il se trouve que l’Europe est un laboratoire privilégié pour étudier le dialogue entre les trois religions monothéistes et leur relation avec l’humanisme séculier. La culture européenne, à la différence de la culture nord-américaine, est devenue post-religieuse et on peut comprendre que le Préambule d’une constitution européenne ne comporte pas de référence à Dieu. Mais parmi les composantes historiques de la civilisation européenne, on doit nécessairement mentionner à côté du patrimoine gréco-romain, non seulement l’héritage religieux judéo-chrétien, mais aussi la tradition arabo-musulmane. Dans les sociétés pluriculturelles et pluri-religieuses de l’Europe, les trois religions monothéistes ont une responsabilité historique face au défi de la mondialisation au service de la construction d’une Europe nouvelle et aussi de l’ensemble de la communauté mondiale. Je voudrais m’attacher seulement ici à l’importance du dialogue islamo-chrétien face aux dérives de la mondialisation et cela, dans un débat constructif avec les exigences éthiques de l’humanisme séculier. La mondialisation est un phénomène inéluctable qui comporte des effets bénéfiques pour l’ensemble de l’humanité. Mais le double écueil de la mondialisation, c’est un processus de globalisation qui tend à sacrifier les identités culturelles et religieuses et puis aussi un système économique mondial sous le signe de la loi du libre marché qui est générateur d’une plus grande pauvreté pour les trois quarts de l’humanité. Face à ce double danger, la rivalité ancestrale des deux premières religions du monde devrait prendre la forme d’une émulation réciproque. Je soulignerai seulement deux aspects de cette responsabilité historique : la quête de l’humain authentique et la vocation prophétique des deux traditions religieuses.

1) L’humain authentique. À la suite de certains intellectuels musulmans, il est permis de parler d’un « humanisme islamo-judéo-chrétien » qui est d’un grand prix pour l’avenir de la civilisation mondiale. Alors que nous assistons à la fin de l’eurocentrisme, l’Europe doit surmonter sa mauvaise conscience post-coloniale et redécouvrir le prix d’un certain esprit européen pour lutter contre les effets déshumanisants d’une certaine culture mondiale véhiculée par les médias, une culture consumériste et hédoniste qui met en danger les identités culturelles. Le christianisme et l’islam peuvent être des instances de sagesse en vue de maintenir une certaine qualité de l’humain authentique. La spécificité de la culture européenne est d’être un point de rencontre de la tradition biblique et de la raison critique qui est un héritage de la Grèce et de l’âge des Lumières. Or tout au long de la conquête coloniale, les occidentaux n’ont exporté qu’un esprit européen tronqué, à savoir un appétit de domination, la maîtrise technique de la nature et le mépris des cultures locales. Au sein des sociétés européennes, une concertation entre chrétiens et musulmans pourrait nous aider à cultiver le sens de l’humain authentique, c’est-à-dire un homme qui ne se définit pas seulement en termes de besoins et d’échanges dans l’ordre de ses utilités immédiates. Il se définit aussi en termes de désir et de dépassement de son désir. Osons le dire : il se définit par l’ouverture à une Altérité transcendante. La meilleure preuve ; c’est que le processus de sécularisation inhérent à la modernité ne réussit pas à écarter le retour périodique de l’irrationnel. C’est comme si l’emprise croissante du technico-économique dans les sociétés contemporaines favorisait l’émergence, soit d’un sacré sauvage, soit d’un nihilisme néo-païen, soit d’un individualisme jaloux qui accorde une importance démesurée à l’argent, à la réussite sociale et au sexe. Par contraste avec le sacré archaïque des religions païennes, le vrai sacré coïncide avec la profondeur de l’humain véritable. Il y a une réelle complicité entre le sacré de la foi monothéiste qui est plus d’ordre éthique que sacrificiel et le sacré humain non religieux. L’islam et le christianisme n’ont pas le monopole du sacré mais avec d’autres instances éthiques et culturelles, ils peuvent stimuler le sens de l’homme comme « histoire sacrée ». Face au nihilisme moderne, face aussi aux sagesses immanentistes de l’Orient, le christianisme et l‘islam doivent faire la preuve qu’il n’y a pas de contradiction fatale entre l’affirmation d’un Absolu transcendant et le respect de la personnalité humaine. La relation authentique à un Dieu unique peut être au contraire à l’origine d’un surcroît d’humanité pour soi-même et pour l’ouverture à autrui. La modernité comprise comme avènement de la raison critique et comme autonomie du sujet a prétendu mettre fin au règne du religieux. Mais beaucoup de penseurs contemporains estiment qu’il faut dépasser ce conflit en interprétant le religieux autrement.

2) La vocation prophétique des deux monothéismes. Le christianisme et l’islam sont des religions eschatologiques qui proposent un salut de l’homme au-delà de l’histoire. Mais en même temps, sur la base même de la révélation biblique et du Coran, elles ont une dimension éthique et prophétique qui contribue à donner un visage humain à l’histoire. C’est évident dans le cas du christianisme qui, à la suite de Jésus, prolonge le dynamisme messianique des grands prophètes du premier Testament. Mais c’est vrai aussi de nombreux courants dans le monde musulman qui font preuve aujourd’hui d’une action proprement révolutionnaire contre les diverses aliénations dont des millions d’hommes et de femmes sont les victimes. On ne saurait les confondre avec la nébuleuse du terrorisme qui est beaucoup plus soucieux de déstabiliser l’Occident que de porter remède aux fractures et injustices du monde contemporain. Au XXIème siècle, c’est la chance du dialogue interreligieux de favoriser une prise de conscience commune quant à la responsabilité historique de chaque religion à l’égard de l’avenir de l’homme et de la création elle-même. Concrètement, le christianisme et l’islam ont mieux compris qu’ils ne peuvent justifier leur prétention à l’universel qu’en épousant les causes universelles de l’homme contemporain : le combat pour la justice, la défense et la promotion des droits de l’homme, la sauvegarde de la création, le respect de la vie, le souci prioritaire des plus défavorisés. A l’âge de la mondialisation, nous ressentons l’importance d’une éthique globale qui bénéficie à la fois des ressources morales des grandes traditions religieuses et de l’apport des éthiques séculières. Il s’agit de promouvoir la cohésion sociale dans les sociétés pluralistes de l’Europe. On parle déjà de dialogue inter-convictionnel plutôt que interreligieux pour désigner cette collaboration entre croyants et incroyants. Nous sommes parvenus en effet à un consensus en matière des droits de la personne humaine, celui qui a trouvé son expression dans la Charte des droits de l’homme. Le christianisme et l’islam doivent ainsi se laisser interroger par la nouvelle conscience des aspirations légitimes de la personne humaine. Mais à l’inverse, les religions monothéistes ont une vocation prophétique à l’égard d’une simple éthique des droits de l’homme ou à l’égard d’une sorte de religion de l’humanitaire qui prétendrait avoir pris la relève des religions historiques. Sans doute, il n’est pas nécessaire d’être religieux pour défendre les droits de l’homme. Le fondement immédiat des droits de l’homme, c’est un certain consensus sur la dignité inviolable de la personne humaine. Mais la violation permanente des droits de l’homme tendrait à démontrer qu’il faut faire appel à un fondement pus radical. L’expérience du cruel XXème siècle qui vient de s’achever nous invite à méditer sur la fragilité de la conscience humaine laissée à elle-même. Le fondement radical de la dignité de la personne humaine est posé avec la révélation biblique sur la création de l’homme à l’image de Dieu. C’est là un héritage commun à la Bible et au Coran. C’est parce que l’homme est créé à l’image de Dieu que la vie de tout être humain, aussi quelconque soit-il, revêt un prix sacré. Ainsi, même si le christianisme et l’islam n’ont pas la prétention de présenter une alternative sociale et politique, leur contribution à la construction d’une Europe plus fidèle à sa vocation propre est d’une importance décisive. Face à une culture dominante qui risque d’abîmer l’homme, elles peuvent exercer un rôle de contre-culture. Et plus généralement, elles ont vocation pour adresser à l’ensemble de la communauté internationale un avertissement prophétique alors que nous sommes toujours confrontés aux injustices structurelles d’un monde qui obéit à la seule loi du profit.

 

 Claude GEFFRÉ, op, le 6 juillet 2008