On est à l’aube du XIIIe siècle. Le contexte pour un surgissement de l'effervescence intellectuelle est florissant (1).

La société s’organise sur trois grand ordres. Le premier est constitué par les prêtres, des prêtres qui prient, les Oratores; le second ordre est celui des soldats, qui combattent et qu'on désigne sous le nom de Bellatores; le troisième ordre de la société enfin est celui des paysans, qui travaillent, et qu'on appelle pour cela les Laboratores.

Au sein des Oratores, on distingue deux branches : les réguliers, qu'on désigne ainsi parce qu'ils vivent selon la règle de leur Ordre, les Bénédictins selon la règle de saint Benoit, les Dominicains selon la règle de saint Dominique etc; le branche des séculiers est celle des Oratores qui vivent dans le siècle, autrement dit les curés de paroisse, leurs vicaires et tous ceux dont la mission les porte au contact du monde.

L’idéal de la vie apostolique est loin d’exister à l’aube du XIIIe siècle, idéal qui s’identifie à la vie monastique (2).

Lorsqu'apparaissent les Ordres mendiants dominicain (1215) et franciscain (la première confrérie date de 1221), une rupture radicale s’introduit dans l’espace ecclésial. François, bien avant que Bonaventure signe la constitution de l'Ordre franciscain à Narbonne en 1260, déclare au pape Innocent III : “De règle, je n’en ai point, ma seule règle, c’est l’Évangile”. L’Évangile devient la seule règle de vie, la première des règles en quelque sorte. Le moine franciscain se fait itinérant. Il sort donc de son monastère, va au monde. François d’Assise fait éclater la clôture du monastère. Le cloître, c’est le monde.

Les Dominicains sont cause d’une rupture forte. Avant eux, ceux qui parlent sont les évêques et les prêtres. Pas les moines. Les moines prient. Les Dominicains, qui eux aussi vont au monde avec mission de prêcher, ont en quelque sorte “volé” aux séculiers leur charge propre.

Se produit alors ce qu'on est en droit d'appeler un kaïros. Dans la philosophie grecque le kaïros désigne une période critique, un temps opportun pour prendre une décision (3). Il nous faut observer qu'en ce temps-là se manifestent des auteurs étonnants. Dominique est contemporain de François d’Assise (1182-1226), mais aussi d’Alexandre de Halès (1186-1245), orateur célèbre qui enseigne à l’école cathédrale de Paris. À 51 ans celui-ci est invité par les Franciscains, ce qui a pour effet de mettre tout Paris en émoi à cause de son entrée chez les Franciscains. Alexandre de Halès devient le maître de Bonaventure au couvent des Cordeliers où il enseigne la tradition augustinienne. Quand A. de Halès meurt, Bonaventure, qui n’a pas encore terminé ses études, le remplace.

Dominique, lui, a l’intuition, non d'abord de la pauvreté, mais de la parole (4). Tandis qu'Albert le Grand est converti par le premier secrétaire de Dominique, Alexandre introduit Aristote dans la théologie (5). Quant à Thomas , sa force réside dans la transformation de la philosophie d’Aristote pour l’utiliser dans une optique chrétienne. Thomas d’Aquin est d’abord chrétien avant d’être aristotélicien. C’est dans la lumière de la foi que Thomas d’Aquin utilise Aristote. L’intuition de Thomas d’Aquin a besoin d’être conceptualisée, pour ne pas être aveugle et pour durer. Remarquons qu’à l’inverse, un concept sans intuition est vide. Ce qui est nouveau avec la philosophie de Thomas, et qui constitue un véritable et double tour de force, c'est son exploitation théologique de la philosophie d'Aristote. Là où Aristote parle d’un dieu conceptuel, Thomas d’Aquin ré-introduit le dieu “acte pur” qu'avait introduit Aristote pour le faire surgir en Dieu de la foi, confessé, professé par le chrétien. D'autre part sur la question de la nature (phusis, ou encore ousia en patois athénien), Thomas d’Aquin pose la question du rapport de la nature à la surnature.

 

Du dominicain au théologien

Dominique de Guzman est Castillan, clerc, chanoine augustinien, marqué par la pauvreté ambiante à Palencia (en Castille-Léon). Il vend sa Bible pour donner l’argent aux pauvres. Autrement dit Dominique fait don de la Parole.

En 1203 Dominique rencontre, au cours d'une halte à Toulouse, un aubergiste cathare. La discussion met en lumière l’égarement de l’aubergiste. Dominique éprouve de la compassion à son égard et il a le réflexe de poursuivre avec l’aubergiste la discussion pour le convaincre de son égarement. À l’aube, l’aubergiste est revenu de sa croyance cathare. Et Dominique prend conscience que la parole est une arme, et qu’il n’est donc pas obligé d’user de l’arme de la croisade. C'est le premier acte par lequel la Parole est donnée en partage. La parole est une épée tranchante. Dominique pressent que la vocation du dominicain est de prêcher. L’intuition de Dominique c’est que le monde n’est pas mauvais. Pour lui le monde est lieu de la présence de Dieu. La théologie peut être propre à convertir.

 Thomas d’Aquin, de son côté, se demande si un ordre religieux peut être établi pour prêcher . “C’est une œuvre plus relevée (...) que de protéger le peuple chrétien par les armes matérielles. Aussi est-il convenable d’instituer un Ordre religieux pour la prédication...” (6). Thomas d’Aquin s'interroge, dans le prolongement, sur le travail des religieux. Si les religieux sont obligés de travailler de leurs mains : “encore faut-il savoir que par travail manuel on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds", "la langue" aussi...” (7)

Thomas d’Aquin est un lecteur de la vie de saint Dominique. On rencontre pour la première fois l'intérêt et la prise en compte de l’interlocuteur.

 Le projet de la Somme contre les Gentils, autrement dit contre les païens, est de réfuter les erreurs. Le grand principe de Thomas d’Aquin : "ce que je trouve par ma raison à propos de Dieu ne peut être contraire à ce que Dieu me dit par la Révélation."

 L’enseignement peut-il être considéré comme un acte de la vie active ou contemplative ? (8) Les disciples des maîtres en théologie sont dévolus à l’enseignement dans les provinces. Théologiens, certes, mais nomades aussi ! Leurs lourds et épais feuillets justifient qu’ils chargent des bêtes de somme pour être transportés, c’est pourquoi les œuvres théologiques de Thomas, comme celles d’Albert Le Grand ou de Pierre Lombard sont appelées des “Sommes”.

 Thomas organise sa Somme d'une façon particulière. Il pose les questions attenantes à sa question première ("Est-ce que...? Est-il nécessaire... ?). Autrement dit il présente la problématique de la question de départ. Aux réponses qu'il avance il émet des objections (qu'il appelle des sentences), il les argumente, oriente vers le dénouement, le lieu de la solution (sed contra). Thomas en vient à donner sa réponse : “Je réponds en disant qu’il faut dire”, apportant la solution des objections.

 Thomas réalise l’inclusion de la théologie naturelle dans la théologie révélée, situant au-delà de la raison ce qui relève de la Révélation, soit la Trinité, l'Incarnation, la Résurrection. Thomas d'Aquin distingue trois sciences : la théologie naturelle, ou capacité de la raison d’aller aux choses; la théologie révélée, ou ce que la Révélation nous dit de Dieu; enfin la science de Dieu, soit la béatitude ou la connaissance complète de Dieu.

 Pour Thomas la philosophie est servante de la théologie (9). L’autonomisation progressive de la philosophie est conséquente à une fausse interprétation de la servante. Au Moyen-âge, la servante a le privilège de servir le maître, de se tenir près de lui, d’être aussi celle en qui le maître peut mettre sa confiance. La servante n’est pas une esclave. Une esclave cherche à s’affranchir. C’est l’interprétation des tenants de l’autonomie de la philosophie. Jamais Thomas d’Aquin n’a envisagé la philosophie comme esclave de la théologie, ni ne l’a voulue enfermée. Il l’a haussée à sa plus grande dignité pour aider la Révélation à se manifester. Et il n’y a pas plus grande et digne tâche pour le théologien que de se mettre au service de la Révélation. Thomas d’Aquin considère l’action de l’homme comme une cause seconde, qui prend part à l’action de Dieu qui n’agit jamais sans l'homme (10). Dieu n’agit jamais autant que lorsque l'homme agit, l'homme qui est à l’image de Dieu par sa propre capacité à transformer le monde.

 

 

G. LEROY

 

  • (1) cf. Georges Duby, L’Europe au Moyen-Age, Champs-Flammarion, 1984
  • (2) cf. Rupert de Deutz, De vita vere apostolica : “Si tu veux envisager tous les témoignages des Écritures, elles ne disent rien d’autre sinon que l’Église a commencé par la vie monastique (...). Ceci du fait que tous les apôtres, réellement, furent des moines.
  • (3)  Dans le Nouveau Testament. c’est le temps de salut choisi par Dieu (cf. Mc 1, 15)
  • (4) Un désaccord entre Franciscains et Dominicains a porté précisément sur le rapport entre philosophie et théologie.
  • (5) Les textes parvenus à Albert ont été traduits de l’arabe en latin après que le texte grec ait été traduit en arabe. Si bien qu’on trouve des notions dans le texte latin qui sont introduites par l’intermédiaire arabe, ainsi en est-il de l’  “analogie de l’être”, expression absente chez Aristote.
  • (6) Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa, IIae, qu. 188, art 4
  • (7)  id, qu. 183, art. 3
  • (8) Thomas d’Aquin, Somme  contre les Gentils, I, 2, Éd Lethielleux, 1961, p. 135. 
  • (9) “L’acte d’enseigner a un double objet ...” cf Summ. Théol., Ia, IIae, qu 131, art 3
  • (10 cf. Th. d’Aquin, Summ. Théol., Ia, qu. 103-119, sur le gouvernement du monde