Pour Bernard Touchot, en hommage amical

   La crise sanitaire nous a brutalement révélé notre profonde vulnérabilité, qui s’est manifestée et dans la maladie et dans le soin. L’angoisse et la douleur du malade ont envahi son existence, dérangée par l’intrusion des examens, les injonctions, les priorités nouvelles. Face à la passivité du vulnérable, exposé ultimement à la mort, celle du soignant, qui redonne à vivre un rapport au monde satisfaisant, élargit les possibles. Le soignant est affecté par l’autre plus que par lui-même. L’éthique surgit ici d’une façon éclatante au cœur de l’altérité. 

Ce fléau aura donc été un stimulateur de vertus insoupçonnées, de générosité, de sollicitude, du sens de la responsabilité, de la vocation professionnelle. Tout cela a forcé l’admiration. Nous ne sommes plus seulement prochains les uns des autres, mais tellement nécessaires les uns aux autres que cela nous engage. Aujourd’hui, la gestion politique va devoir repenser la structure de la santé et en même temps la revalorisation des soignants à tous les étages de la profession. Après l’urgence du soin viendra le temps de la réflexion et de l’engagement. Vol au-dessus d’un nid de casse-têtes chinois. 

Sur le plan sanitaire les questions se bousculent. Le covid est-il une infection mixte, de bactéries et de virus ? La membrane du virus succombera-t-elle au savon, à la température…? S’accorde-t-on sur l’importance du microbiote intestinal déséquilibré des personnes âgées ? Produit-on déjà des anticorps neutralisants ? Peut-on empêcher la réplication du virus ? Et les animaux ? Quels sont ceux qui font craindre la « zoonose » ?

Bien d’accord avec Alain Finkelkraut pour dire que la science n’est pas l’omniscience. La science ne pousse pas l’homme sur le trône de Dieu, quand bien même se multiplient les visées prométhéennes des mégalomanes. Être un homme, quel que soit son trône, ne permet pas d’usurper, même si l’on clame que Dieu est mort, le trône de Dieu !

J’entends déjà les sommations adressées aux responsables politiques devant répondre des erreurs commises. On juge sans aucune conscience de notre propre vulnérabilité, de notre finitude, à l’instar de ces bâtisseurs de Babel, les D. Trump, J. Bolsonaro, V. Orbán, ces populiste-égoïstes qui cultivent la haine pour l’étranger ou le pauvre type venu d’Afrique à la nage et que l’Europe ignore. Il en va de même de tous ces roitelets destructeurs de la planète qu’on s’entête à désigner de « grands de ce monde », soutenus par des populistes, nationalistes, révisionnistes, illusionnistes qui veulent nous berner comme des moutons. Et dire que ces gens-là ne se retirent pas sans que surgissent leurs disciples. Voyez Daesch ; entendez les Russes qui applaudiraient au retour de Staline !

L’impressionnante offensive de la pandémie a confisqué l’attention qu’on portait aux véhéments discours anti-religieux. Le fléau a un responsable, « tout habillé des dimanche » par la sécularisation forcenée : un rassemblement « religieux » ! Il eut été surprenant que, touchant à la catastrophe, une parole « religieuse » ne s’attirât pas la dénonciation ou la dérision.

Dans quel état nos sociétés vont-elles sortir de cette crise ? La planète entière doit remettre en cause les modèles économiques et politiques actuels. Demain s’organisera selon les mutations importantes générées par la crise : notre rapport au temps, à la mort ; une perception nouvelle de la démocratie ; l’éveil du sentiment perdu de gratitude lié à la conscience ranimée d’appartenance à la communauté ; une approche critique et constructive de la mondialisation. Cette crise en aura montré les limites. Si la mondialisation économique et technique, depuis 1990, a créé des interdépendances multiples, entre les nations et les gens, elle n'a pas créé de la solidarité. La « dé-mondialisation » s’amorcerait-elle ? Edgar Morin l’imagine.

Nous sommes à un moment de transformation profonde de la géopolitique. La Chine dissimule, les Etats-Unis jouent perso et s’isolent, et l'Europe cafouille. Nos démocraties sont-elles capables de se réformer ? Si la souveraineté relève du libéralisme économique, comment articuler la liberté de chacun avec les décisions qui s’imposent à la communauté humaine tout entière ?

Le confinement aura imposé un jeûne faisant redécouvrir la grâce apéritive de l’absence, de la distance, du silence, et qui nous presse de mettre en œuvre notre esprit créatif insoupçonné. Serait-il concevable que nos fonctionnements économiques, politiques et sociaux sortent tant soit peu convertis par cette troisième « guerre mondiale ». 

Dieu même ne sortira-t-il pas autrement ? Loin des discours irréfléchis, conformistes, archaïques, démagogiques, infantiles, superstitieux, triomphalistes ? Le Dieu d’hier avait déjà quitté l’habit de Superman dont on l’affublait encore au siècle dernier, dans l’indifférence ou les moqueries de ceux qui tirent toujours sur le Dieu père fouettard. Il conviendra de se délester des mille et un visages de Dieu auxquels on s’était apprivoisé. Dieu n’est pas magicien. N’en déplaise à certains. 

La 12 Mai prochain, on entendra les shofar sonner du haut du temple de la critique. Jusqu’ici on écoutait des sachants, des pseudo sachants, des « je sais », des « je ne sais rien mais je dirai tout » et puis, parce qu’il reste encore un peu d’humilité dans ce monde peuplé de « sachant tout », quelques rares « je ne sais pas », qui font tâche avec les vengeurs masqués de la France d’en bas, les Robin des Bois des Gilets jaunes, tous ces apprentis prophètes qui se vautrent avec la frange des hyper-lucides qui sortent de leur tanière après la guerre pour crier contre ceux qui n’ont pas fait ce que eux savaient bien ce qu’il y avait à faire. « y’avait qu’à ». Aujourd’hui « y a qu’à ». 

Si le sachant se conformait aux procédures de tous les chercheurs, on saurait aujourd’hui si le covid est une infection mixte, virale et bactérienne, et si l’hydroxychloroquine peut tuer le coronavirus. Alain Finkelkraut reproche véhémentement au grand sachant Raoult la « diffamation du scrupule ». Les chercheurs, que condescend à négliger ce spécialiste, ne demandent qu’une chose : qu’on ne déroge pas aux procédures rigoureuses et sécurisantes de recherche.

L’atmosphère d’aujourd’hui est rendue irrespirable par tous ceux qui se préparent à demander des comptes. Ceux qui agacent, ce sont les censeurs qui s’abattent sur les responsables sanitaires ou politiques dont les erreurs sont retenues comme des crimes. 

Nous allons assister à des grands remous politiques en France. Les Don Quichotte sont déjà prêts à franchir le seuil de l’écurie. 

 

Gérard Leroy, le 24 avril 2020