Pour Pauline de Marmiesse, en hommage fraternel

Les chrétiens aimeraient qu’à la suite de la lecture de la Passion de Jésus, l’homélie s’attache à faire écho aux questions qui les turlupinent et concourent à renforcer la gênante impression que Jésus, qui toute sa vie s’adressât à Dieu comme à un Père, avait perdu foi en Celui dont il attendait le soutien en cet instant infernal. Jésus n’a-t-il pas perdu la foi sur la croix ? Il n’est pas douteux que cette question embarrasse tout le monde : « Abba, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Tendons l’oreille à ce cri, pour saisir la détresse de cet homme avant d’amorcer une lecture interprétative et significative de cette injonction de Jésus.

Abba

Le mot « ‘abba » était puéril, et réservé exclusivement à la relation des enfants avec leur père. Les contemporains de Jésus auraient trouvé irrespectueux de s’adresser à Dieu à l’aide de ce mot familier. Personne n’eût osé dire ‘abba à Dieu.

Jésus s’adressant à Dieu l’appelait « mon Père », « Abinou ». Il est plus surprenant encore de l’entendre user de la forme araméenne ‘Abba (comme en Mc 14, 36). Chose importante : le judaïsme a délibérément évité d’invoquer Dieu en usant du terme ‘abba. Or, Jésus, lui, s’est constamment adressé à Dieu dans ses prières de cette façon et surtout dans son cri d’agonie sur la croix (Mc 15, 34) (cf. le Ps 22).

Les premiers chrétiens attesteront très tôt une foi filiale, capable de percevoir une parenté profonde entre la confiance d’un enfant envers son père et celle que Dieu attend des siens. Mais s’ils osent appliquer ‘abba à Dieu, ils ne le font qu’au terme d’un raisonnement à partir de l’ ‘abba des enfants. Alors qu’en Jésus, le mot jaillit spontanément, sans justification. ‘Abba, en araméen, est un mot qui désigne le propre père de celui qui parle. « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46).

Détresse

À Gethsémani, l’homme Jésus est de plus en plus isolé, lâché. L’effroi, la peur, l’angoisse accompagne son « être-jeté » au monde. Le Christ est dans l’angoisse, dans l’indétermination du « devant-quoi » que cause l’angoisse.

Il ne suffit pas de reconnaître la nécessité d’une conscience authentiquement humaine de Jésus qui a devant elle un avenir inconnu. Il nous faut nous interroger sur le sens de cette conscience devant sa vie et sa mort, et reconnaître, théologiquement, que la mort physique du Christ n’est pas une exception ni ne peut être une conséquence du péché. La mort de Jésus s’inscrit dans la mort commune de tout homme dont la condition finie témoigne dès l’origine que le Verbe s’est fait chair et s’assumera comme telle. Le Christ allait avoir à subir la mort commune, la mort de tout le monde, celle de votre père, celle de votre mère, de votre femme et de vos enfants et de vous même au centre de tout cela (cf. Ch. Péguy, Dialogue de l’histoire).

Sur la croix, le Fils se rend et se soumet : « S’il est possible que cette coupe passe loin de moi » (Mt 26, 39). Si affreux que soit son dégoût, le Fils ne peut vouloir autre chose que ce que veut le Père. Il marque la suprême obéissance au Père et en même temps le dessaisissement de soi : « Non pas ce que je veux mais ce que tu veux » (Mt 14, 36). Le Fils lui-même sait-il encore ce qu’il veut ? On est légitimé à se demander si le Christ est certain de son salut, sinon par sa prière de supplication (H. Urs von Balthasar).

L’indétermination du « devant-quoi » de son angoisse fait qu’il ne sait plus ce qu’il veut. De sorte qu’il en vient à accepter l’indétermination de ce que un autre veut, pour lui, mais aussi avec lui. La question du sens de la vie prend alors le relais de l’affirmation morbide et mortifiante de son non-sens. « Y a-t-il encore une raison de mourir ? » disait Camus. La question s’adresse à tout homme, donc au Fils de l’homme.

À l’approche du pied de la croix, on comprend Etty Hillesum quand elle offre à Dieu de l’aider : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi… mais je ne puis rien te garantir d’avance » (…) « C’est clair, c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous ».

Sens

La Passion est marquée par la détresse de Jésus. La Passion est écrite pour montrer que la force qui lui est donnée d’en haut dépend tout entière du dialogue qui s’est mené entre Dieu et Jésus. Au cœur des multiples appels du Christ, le Père ne cesse pas de demeurer Père pour son Fils. Alors que le Fils est privé de toute défense, de toute protection, il faut qu’entre Dieu et Jésus subsiste un lien invulnérable, une confiance inaltérable, une certitude au-delà de la mort. Parvenu au bout de la douleur, épuisé, écrasé, Jésus n’a pas à se tourner vers Dieu. Il ne l’a pas quitté. Il est le Fils qui s’atteste dans son cri même.

« ‘Abba, ‘Abba, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

L’isolement du Fils, dans son angoisse, devient alors extrême, la plus extrême des solitudes humaines. Jésus a souffert et est mort… seul ? Doit-on en arriver à destituer le Fils, à le séparer du Père, et laisser le Fils assumer jusqu’au bout la solitude de son angoisse. Doit-on, avec le Fils, accuser le Père de son abandon jusqu’à le renier ? En l’appelant ‘Abba il atteste qu’Il est, et QUI il est. Et en même temps il crie qu’il en est Fils. Ce qui arriva à la Croix, c’est un événement entre Dieu et Dieu, comme une profonde division en Dieu pour autant que Dieu abandonnait Dieu et de la sorte se contredisait.

Cet homme, le Nazaréen, n’est pas ressuscité seul. Un autre l’a tiré du pouvoir de la mort, Dieu, autrement dit son Père. « Cet homme était le Fils de Dieu » (Mc 15, 39). Tel est le Fils que Dieu désirait voir dans la figure de l’ homme, le « Fils de l’homme », mort comme tout homme, celui qu’il attendait depuis Bethléem et que la Passion lui apporte.

 

Gérard Leroy, le 31avril 2021