Pour Hervé-élie Bokobza, en hommage amical

   La question des rapports entre Jésus et les Ésséniens souvent soulevée, a été réamorcée par la découverte des manuscrits de la mer Morte.

Dès le 18e siècle, ceux qui connaissaient l’existence des Ésséniens se demandaient si Jésus n’avait pas été instruit à leur école, dont on avait alors connaissance par les écrits de Flavius Josèphe († v. 100), de Philon d’Alexandrie († 47), et de Pline l’Ancien ( † 79). C’était là la thèse de Voltaire révélée dans son « Dictionnaire philosophique » de 1764. À la même époque les francs-maçons voyaient volontiers dans les Ésséniens leurs lointains ancêtres, en ce qu’ils se disposaient en faveur de la défense des libertés, des droits de l’homme etc. Aujourd'hui on peut ouvrir en toute sérénité le dossier « Jésus et les Ésséniens ».

Quand on évoque la relation hypothétique de Jésus avec les Esséniens, cela ne signifie pas l’identification du christianisme primitif et de l’Éssénisme, bien qu’il faille reconnaître des affinités frappantes avec les premiers chrétiens, dans leur organisation, les rites, l’esprit. Des influences esséniennes, communes à d’autres, ont certainement marqué l’organisation de l’Église naissante.

Quelques exemples imposent cependant le discernement. La « Règle de guerre » des Ésséniens utilisait la formule « pauvres en esprit ». L’expression avait cours dans le judaïsme contemporain du Christ. L’exégèse souligne que la béatitude dans l’évangile de Matthieu « Heureux les pauvres en esprit » ne reprend pas à la lettre la proclamation de Jésus. Les exégètes ont démontré le caractère original de la phrase recueillie par Luc : « Heureux les pauvres ». Ce qui se distingue de la formule généralement usitée. D’autre part, les repas solennels de Qumrân et les rituels évangéliques de la Cène, ou les incontestables affinités Qumrâniennes du quatrième Évangile ne doivent pas être considérés comme éléments de comparaison des rites, des préceptes ou des croyances. Car ces rituels de repas étaient on ne peut plus communs à l’ensemble des groupes religieux de la région au temps de Jésus.

Enfin les Ésséniens vénéraient, dans la personne de leur Maître de Justice, leur inspirateur, leur fondateur. Jésus fut aussi l’organisateur d’un groupe, devenu l’Église. Et il fut toujours reconnu par celle-ci comme son fondateur et maître. Voilà donc nos deux personnages confrontés. Notons leurs différences et leurs ressemblances.

Le fondateur du christianisme est connu par son nom, le Maître de Justice pas ! On sait de ce Maître de Justice qu’il fut persécuté et mis à mort mais on n’en sait guère plus, en dépit de quelques allusions à sa vie dans le Livre IX des manuscrits, intitulé Les Hymnes.

D’autre part Jésus n’a rien écrit, il a prêché. Alors que le Maître de Justice nous est présenté comme un docte sédentaire, l’écrivain auquel on doit une partie des Hymnes trouvés à Qumrân. On sait cependant par un autre texte que ce Maître de Justice était un prêtre, un Jérusalémite d’une tribu sacerdotale ; Jésus n’était pas prêtre, même pas un prêtre juif et ne sortait pas d’une famille sacerdotale. Jésus était un modeste Galiléen, issu de la tribu de Juda.

Quels étaient le message et la doctrine de chacun ? Le but ultime du Maître de Justice à Qumrân était de promouvoir ce qu’il appelait « le Reste », c’est-à-dire un groupe de purs, le peuple immaculé de Dieu, rendu pur par l’exercice d’une ascèse des plus sévères. Ce « Reste », par lequel le Maître de Justice désignait les Ésséniens, éliminait systématiquement les pécheurs. Lorsqu’un candidat entrait dans la communauté il s’engageait à aimer « tous les fils de lumière » et à haïr « tous les fils des ténèbres ». C’était l’une des Règles de la Communauté.

Une fois élu, le nouveau membre devait clamer la malédiction aux pécheurs que domine Satan en leur disant : « Maudit sois-tu sans miséricorde, dans les ténèbres de tes œuvres, châtié sois-tu dans l’obscurité d’un feu éternel. Que Dieu ne fasse pas miséricorde à tes appels » (Règle II, 7, 8).

On sait que nul malade, considéré comme impur, ne pouvait entrer dans la communauté.

Cet exclusivisme a contribué à donner à la secte son caractère fermé et ésotérique. Le Maître de justice fut en quelque sorte propagateur d’une gnose mystérieuse élaborée à l’aide des plus anciennes sagesses et réservée à des initiés, la « gnose » étant un mouvement né d’une spéculation gratuite, proposant le salut par la connaissance de vérités cachées sur Dieu, sur le monde, sur l’homme. Le gnostique prétend réaliser son salut. Le gnostique est un insoumis, « une sorte d’objecteur de conscience métaphysique », a écrit L. Jerphagnon. On rencontrait ces gens au IIe s. à Alexandrie, mais aussi à Rome, à Carthage et, en Gaule, à Lyon, l’un des phares du paganisme du IIe siècle.

Le comportement et l’idéal de Jésus sont à l’opposé de l’attitude des Ésséniens. Jésus fait sauter les rites de pureté (Mc 7, 1-4). Il empêche ainsi que le groupe se referme sur lui-même car les rites peuvent créer des clivages.

L’intention de Jésus était de rassembler les égarés, de leur donner la joie, de manger avec tout le monde, y compris les pécheurs, de guérir les infirmes (Lc 14 ; 15 ; 19). Jésus opposait les petits aux sages, les enfants aux savants. Il faisait scandale par un certain libéralisme vis-à-vis de l’observance du jeûne et du sabbat (Mc 2, 15), alors que la législation qumrânienne du sabbat était particulièrement rigoureuse : « Le jour du sabbat, qu'on ne prête rien à son prochain, que personne n’aide une bête à mettre bas… Si elle tombe dans une citerne, qu’on ne l’en retire pas… Tout homme vivant qui tombe dans un endroit plein d’eau, que personne ne l’en retire au moyen d’une échelle… » (Doc de Damas, XI).

Il reste à reconnaître que Jésus et le Maître de Justice se rejoignent sur quelques points. Leurs destinées à tous les deux sont dramatiques. À lire leurs prières, les gens de Qumrân percevaient quelques chose de la petitesse de l’homme devant Dieu. Ils se sentaient coupables, pécheurs, perdus devant sa Face.

Le grand profit qu’on peut tirer des découvertes des manuscrits de la Mer Morte, c’est que ces textes nous ont permis d’enrichir la connaissance du judaïsme dans lequel Jésus s’est enraciné et par rapport auquel il s’est situé.

La confrontation du Maître de Justice, fondateur d’une fraternité qui tenait à la fois de l’institution monastique et de la secte religieuse, et du prophète Galiléen reconnu comme Messie permet, par le biais des éléments de rapprochement, un approfondissement du message de Jésus, et par le biais des éléments d’éloignement de souligner l’originalité du christianisme et la distinction qu’il convient de faire entre l’Eglise et l’Éssénisme.

 

Gérard Leroy, le 31 juillet 2020