Pour Ghaleb Bencheikh,  vieux compagnon de route, et ami

 De quoi parle-t-on quand on parle d’éthique ? La discipline semble nouvelle. Au beau milieu du XXe siècle on entendait moins parler d’éthique que de morale. L’une se distingue-t-elle de l’autre ? Sont-elles synonymes ?

L’importance donnée à la réflexion éthique est récente. Elle a été amorcée à l’occasion du procès de Nuremberg en 1947, à propos des expérimentations humaines effectuées dans des camps par des médecins nazis. Quelques années plus tard, en 1954, l’Ordre des Médecins français publiait un article intitulé : “À la recherche d’une éthique médicale.” (1)

 Nous vivions l’aurore d’un époque féconde en bouleversements. Des réalités radicalement nouvelles venaient de surgir dans l’histoire de l’humanité. La croissance démographique passait la vitesse supérieure, au point qu’un gouvernement asiatique tentait de la contenir par la répression; la menace sur l’environnement commençait à alerter; l’interdépendance des nations était mieux perçue; l’influence des médias se généralisait; la place de la femme dans nos sociétés modifiait profondément son statut; les découvertes biomédicales faisaient naître à la fois l’espoir et la crainte; l’informatique bouleversait les méthodes de travail.

 L’irruption de la question éthique dans l’ensemble des domaines d’activités a succédé à une période durant laquelle les codes de l’agir étaient normatifs et respectés. Ce qu'on appelait jadis “morale”, c'était un savoir, qui entraînait un discours et un enseignement. Ce "discours-savoir" au principe de la morale voulait couvrir tous les domaines des moeurs humaines avec une intention encyclopédique. Il était incontestable, garanti par l'autorité de l'Eglise, et sa reproduction était obligatoire. Son enseignement faisait appel à l'obéissance, ce qui dispensait de la question : "pourquoi faire ceci plutôt que cela?". Depuis, l’autorité s’est effritée, la confiance dans les grandes institutions, religieuses ou politiques, a sensiblement décru.

 Si l’on observe aujourd’hui une relative stabilité d’un système de valeurs, le christianisme n’en est plus la clé de voûte. En regard de ce système de valeurs la mort est perçue comme la négation par excellence. Alors que la fraternité, la solidarité, encore relativement secondaires dans les préoccupations des sociétés occidentales, s’expriment dans les œuvres humanitaires dont l’essor croissant depuis trois décennies le doit aux financements publics et privés.

 À partir du traumatisme causé par la deuxième guerre mondiale les sociétés occidentales ont développé la quête du bonheur individuel. Il n’est donc pas étonnant que la santé joue aujourd’hui un rôle capital. L’éthique médicale, expression que les professionnels de santé français préfèrent au terme de “bioéthique”, reçoit la plus grande considération, loin devant celle qu’on accorde à l’éthique des affaires.

Le mot même d’éthique, absent du langage courant dans les années soixante, s’est agrégé au cortège des mots à la mode dont on use parfois exagérément. Ne va-t-on pas jusqu’à désigner très sérieusement d’ “éthiques” les médicaments vignettés !

 On assiste aujourd’hui à un regain de préoccupations éthiques qui s’exprime aussi bien dans l’univers des entreprises que dans celui des écoles de commerce qui les fournissent, dans l’élaboration des procédures hospitalières, dans la recherche scientifique, dans la pratique sportive, dans les sphères politique, sociale, philosophique. L’éthique occupe aujourd’hui une place considérable. Ne serait-ce qu’une mode ? Ou l’éthique est-elle perçue comme une exigence incontournable dans tous les domaines d’activités de l’homme ? Ou bien n’est-elle encore qu’un décor en trompe-l’œil destiné à faire croire qu’on s’écarte du flot des scandales qui émaillent l’actualité ? Si fréquent que soit l’usage du terme, et si grave que soit le ton qui le décline, sa seule évocation traduit parfois plus un jeu de rôle qu’une prise de conscience responsable.

 On perçoit en effet les refrains des managers d’entreprise affirmant leurs soucis sociaux sans que leurs imprécations soient pour autant suivies dans la pratique. Les discours sur les enseignements éthiques qui se développent dans les écoles de commerce sont encore balbutiants, un tantinet incantatoires. Il semble qu’ils constituent cependant un garde-fou pour ces futurs chefs d’entreprise, leur rappelant qu’en société nous ne pouvons faire fi du bien commun, du respect des personnes, et que l’absence de normes morales peut être, sur un plan strictement économique, dangereusement contre-productive. Va-t-on pour autant ouvrir des chaires de management éthique, redonnant de la conscience à la science et au commerce ? S’apprête-t-on à rédiger un serment d’Hippocrate pour les managers d’entreprise ? Le projet est dans l’air, qui exigerait des élèves qu’ils prêtent serment au moment de la remise de leur diplôme, et s’engagent à utiliser les ressources naturelles de façon durable, à respecter les droits et la dignité des individus travaillant pour l’entreprise et de ceux que ses activités affectent, à se disposer enfin à “réaliser des transactions honnêtes et transparentes”. La prudence recommande toutefois de maintenir la vigilance à l’égard de toute tentation dogmatique de l’enseignement de l’éthique. L’éthique peut expliquer un comportement. Ce n’est pas pour autant un code de conduite.

 Une demande de réflexion et de sens s’amorce, assez responsable pour ne pas risquer d’être assimilée à un fourre-tout. L’avènement de l’éthique est lié à une mutation profonde de notre société emportée par les progrès fulgurants de la technoscience. Aujourd’hui, en même temps que l’exclusion sociale, nous éprouvons le choc de l’altérité, venant de la confrontation à une nouvelle épistémologie due aux progrès scientifiques, technologiques, et à l’intérêt manifeste pour les sciences de l’homme. Ainsi, à cause même de notre capacité nouvelle de faire un être vivant humain sans passer par l’acte sexuel, nous ne pensons déjà plus l’homme de la même manière. La question est désormais de ré-inventer l’humain, ce qui ne va pas de soi. Car le retard de la réflexion éthique par rapport à l’avancée de la technique et de la science cause la difficulté d’accueillir ce monde. Nous fonctionnons avec des représentations déjà dépassées. Ainsi, a-t-on cru, au moment de la première greffe cardiaque et alors qu’on faisait siéger l’élan amoureux dans la région du cœur, que le greffé allait tomber amoureux de la veuve du donneur !

Le pouvoir que l’homme s’est acquis l’a fait passer, en un laps de temps très court, d’une soumission quasi fataliste aux lois naturelles à une maîtrise technicoscientifique. Cette maîtrise paraît menaçante à certains, car elle se montre capable de conduire à la destruction ce que nous avons cru dominer (2).

En même temps que surgit la question éthique nous éprouvons quelques difficultés à esquisser les contours de sa nature, quand bien même savons-nous quelles valeurs fondamentales sont en jeu dans les pratiques liées à l’industrie et à la politique des entreprises, dont le risque majeur relèverait d’une vision holiste de la société, réduisant l’homme au statut d’objet, objet d’expérience dont on extraie ce qui fait l’essence même de la subjectivité, à savoir “le contenu spirituel et éthique de l’être humain” (3). Il s’agit de penser l’homme co-partenaire d’un monde qui ne se fera pas sans lui, jamais sans son désir, sans ses espérances et ses intérêts, ouvrant un débat entre technique et valeurs, entre individus et pratiques sociales. C’est une pensée qui réactive pour les mettre en scène les questions de l’homme (4). Ainsi, face aux importants défis posés par l’inédit des situations qui résultent, pour une bonne part, de nos pratiques, de nos progrès scientifiques et de notre action, l’éthique médicale est aujourd’hui sollicitée pour tenter de penser ce qu’il y a à penser dans l’émergence du techno-scientifique spécifique du champ biologique (5) .

La réflexion née de ces questions commence par tenter de situer l’éthique. Pour cela on tire un grand profit de la pensée de Paul Ricœur exprimée dans son ouvrage Soi-même comme un autre et dans l’article écrit pour l’Encyclopædia Universalis “Avant la loi morale, l’éthique”.

Il s’agirait d’examiner la libre assomption par le sujet de l’action et de ses conséquences en relation avec les autres, et tenter de mettre au jour le passage à la compréhension de soi comme sujet en amont de la notion d’altérité qui précède, dans l’ordre du fondement, la notion d’altérité comme catégorie éthique. L’agent moral, en relation avec les autres, donne sens humain à son agir. La responsabilité vient alors comme ce qui donne sens à la démarche éthique.

On décèle ici tout le bénéfice qu’apporte la pensée de Lévinas qu’il conviendrait de creuser.

 

 

Gérard LEROY

 

  • 1) sous la signature des Pr Jean Bernard et Jean Hamburger.
  • 2) C’est ce que dénonce Hans Jonas dans Le principe responsabilité, ed du Cerf, 1990. Tandis que Martin Heidegger voit dans la technique la forme parfaite de l’oubli de l’être. La technique caractérise la manière dont l’homme moderne se rapporte au monde ambiant, mettant en demeure la nature de fournir les fruits qu’elle recèle, cette nature n’étant plus qu’un capital dans lequel puise la technique qui tient ainsi l’homme en son pouvoir. La technique tente de remplir le vide creusé par l’oubli de l’être. Heidegger ne rejette pas la technique et n’en conteste pas les avantages que l’homme en tire. Il veut seulement faire apparaître le danger qu’elle constitue pour s’en libérer et se tourner à nouveau vers l’être.
  • 3) cf. Jean Ladrière, La science, le Monde et la Foi, Paris, Casterman, 1972, p. 91.
  • 4) Cette mise en scène des questions de l’homme est la définition même que donnait Ernst Cassirer de la culture.
  • 5) "Ainsi l’éthique se définit-elle, dit Marc Grassin, comme éthique de situation, organe de régulation sociale."