Pour Édwige, que j’embrasse fort

   Je propose qu’on regarde le couple « enracinement-universalité » comme conjonction, non comme disjonction, et de penser cette polarité à partir de l’annonce du Christ : « Une fois élevé de terre j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12, 32). L’enracinement de ce Juif Palestinien Jésus de Nazareth s’ouvre en effet « une fois que je serai élevé de terre » à l’humanité entière. La formule est, de surcroît, indicative, en ce que elle esquisse les structures de l’existence auxquelles cette polarité rattachée devient intelligible.

L’enracinement des hommes peut être vécu selon deux aspects : la fermeture, ou l’isolement, et l’ouverture, ou l’échange qui s’appuie sur la conviction qu’une identité n’est jamais définitivement acquise mais qu’elle se construit  avec les aléas de la vie, donc en permanence.

Existentiellement, une identité qui se fonde sur le repli ou l’isolement se prive de l’éclosion que lui permet la relation, l’échange grâce auquel se révèle sa singularité. « Qu’est-ce qui fait que je suis moi et pas un autre ? » Cette question, qui turlupine un certain nombre d’entre nous, est traduite par ce qu’on appelle l’ ipséité. Mais le moi n’est pas que singulier, il est aussi un moi qui partage avec l’humanité ce qui appartient en commun à tous les êtres humains. Cette approche intègre deux dimensions qui se rejoignent : l’enracinement et l’universalité. L’enracinement est une des structures de notre existence. Il se rapporte à tout ce qui a valeur de lieu commun, la coutume, la tradition, la langue, les mythes, les contes. « Je pense comme cela, donc je suis de quelque part ».

L'expression « enracinement » est chargé de valeurs spatiales —je suis né dans la Sarthe, ou en Algérie— et temporelles — après la guerre, ou avant l’indépendance—. Les valeurs spatiales sont étroitement associées à des valeurs temporelles. L’enracinement devient alors synonyme de continuité dans le temps.

Quand on vit sous le mode du repli, quand tout changement est perçu comme une perturbation, voire comme une menace, l’ «identité-mêmeté» se renforce. En revanche, une identité n'est jamais définitivement acquise. Elle se construit, comme nous l’avions montré ici même en évoquant l’adolescent (cf Pour une meilleure compréhension de ce qu'on appelle vulgairement “l’âge bête”).

Le terme enracinement peut-être rapproché du terme culture. Entendons par “culture” l’ensemble des expressions littéraires, artistiques, intellectuelles qui correspondent à une civilisation. L’anthropologue Herskovits (1) définissait la culture comme « un ensemble traditionnel, à la fois régulateur et créateur, de comportements, de connaissances et de croyances, à l’intérieur d’un groupe autonome. » Le soi est alors la somme des repères identificatoires que sa culture et sa société mettent à sa disposition.

L’identité qui se découvre à travers la narration peut être étendue à une communauté, à une nation. Israël, par exemple, a forgé son identité par la médiation des récits bibliques. En se racontant sans cesse les histoires de l’Exode, Israël s’est donné collectivement une « identité narrative », une identité qui singularise Israël, et qui se consolide par la transmission, par la narration. Transmettre, c’est d’abord raconter ! 

L’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même, quand bien même tout être humain a une dimension singulière, irréductible. L’homme a aussi une dimension particulière —tout individu est d’une culture (française, bretonne, auvergnate, etc.). Mais cet individu a aussi une dimension universelle. L’homme n’est vraiment homme pour lui-même que par sa participation à la communauté humaine, à l’universel. Cette appartenance à une communauté est comme l'indice de la présence de l’universel. Penser l’homme invite donc à articuler l’universel (humain), le particulier (culturel) et le singulier (intime et personnel). Même l’identité d’une communauté doit courir le risque du monde. Chaque communauté sait aussi qu'elle n'est pas seule au monde et que sa propre vision du monde, les valeurs qu'elle transmet à chacun de ses membres, ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble des communautés historiques qui peuplent ce monde.

Le philosophe et le théologien ont en commun la conviction qu'il n'existe pas de soi-même qui ne soit déjà habité par un autre que soi.

 

Gérard Leroy, le 17 septembre 2020

(1) Melville Jean Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Payot, 1948, 2e édition en 1967.