Au moment de réfléchir sur la distinction entre la religion et la foi, il me semble tout de suite nécessaire d’introduire le mot croyance. Il n’y a pas de religion sans croyance. Il s’agit donc d’examiner quel type de croyance est en œuvre dans la religion chrétienne. Cette croyance prend justement le nom de foi.

 Foi et croyance

Dans la Déclaration Dominus Jesus de la Congrégation pour la doctrine de la foi d’août 2000 on lit ceci au numéro 7 : On doit donc tenir fermement la distinction entre la foi théologale et la croyance dans les autres religions. Alors que la foi est l’accueil dans la grâce de la vérité révélée qui permet de pénétrer le mystère dont elle favorise une compréhension cohérente, la croyance dans les autres religions est cet ensemble d’expériences et de réflexions, trésors humains de sagesse et de religiosité que l’homme dans sa recherche de la vérité a pensé et vécu, pour ses relations avec le Divin et l’Absolu.

La Déclaration qui veut réagir contre le relativisme de certains théologiens insiste sur la spécificité de la foi théologale qui ne dissocie pas l’acte de croire de son objet à savoir la vérité révélée par Dieu en Jésus-Christ dans sa différence avec la croyance telle qu’elle existe dans les autres religions, sous la forme d’une quête de la vérité absolue. Il ne faut pas se crisper sur la terminologie différente : foi ou croyance. Il s’agit de comparer deux expériences religieuses formellement différentes, celle de la foi chrétienne comme accueil du don gratuit de Dieu et l’expérience religieuse en général dont l’homme a l’initiative.  On peut regretter que, dans sa brièveté, le texte du magistère semble faire de la foi le monopole du seul christianisme.  On peut parler de foi et pas simplement de croyance à propos des fidèles du judaïsme et de l’islam.  Et même à propos des religions non chrétiennes en général, il faut éviter d’en rester à une distinction trop stricte entre connaissance naturelle et connaissance surnaturelle de Dieu. D’une part, la foi surnaturelle assume la recherche humaine de la vérité. D’autre part, depuis le dernier concile, l’Église reconnaît que la quête de la vérité dans les autres religions peut être sous le signe de la grâce prévenante de Dieu. C’est le sens de l’affirmation de la Constitution Gaudium et spes : « L’Esprit-Saint donne à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal ».(22)

La tension entre foi et religion

Il est souhaitable de dépasser l’opposition entre foi et religion. Il est préférable de parler d’une tension dialectique entre les deux. Si on accepte de définir la religion comme « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées » (Cf. E. Durkheim), alors, il est certain que la foi est toujours religieuse et que la religion comporte toujours une foi. Le théologien protestant, Paul Tillich, distinguait la Trust, c’est-à-dire la foi-confiance (et c’est par là que toutes les religions se ressemblent) et puis les Beliefs ou croyances (et c’est en tant que systèmes que les religions se distinguent et même s’opposent). En d’autres termes, la foi s’incarne nécessairement dans un certain nombre de croyances et de pratiques. Mais à leur tour, les religions comme systèmes sont portées par une foi fondamentale.

La théologie catholique traditionnelle a eu recours à la distinction fort précieuse entre la fides quae, c’est-à-dire la foi confessée (un certain credo ou contenu doctrinal) et la fides qua ou l’acte de foi lui-même. Or justement, on doit maintenir l’articulation entre les deux. La foi théologale comme assentiment à Dieu qui se révèle n’est pas détachable d’une adhésion à certains articles de foi. Mais il est incontestable que les théologies récentes de la foi ont pris leur distance vis-à-vis d’une conception trop uniquement cognitive de la foi comme adhésion aux décrets divins (Cf. la perspective de la Constitution Dei Filius de Vatican I) pour privilégier la foi comme fides qua, c’est-à-dire la foi comme démarche existentielle de tout l’homme en réponse à l’auto-communication de Dieu.

On constate aussi que le mot « religion » est souvent pris en mauvaise part. On lui préfère celui de « religiosité » ou de « spiritualité » ou de « communion ». Ce n’est pas seulement à cause de son origine étroitement occidentale et chrétienne (Cicéron et Lactance…) alors qu’il ne se retrouve pas dans les autres civilisations. C’est aussi parce qu’il est immédiatement synonyme d’une normativité dogmatique ou morale. Il faut aussi mentionner l’importance de l’opposition radicale entre foi et religion revendiquée par le grand théologien protestant Karl Barth.

Cette opposition a été exploitée sur le plan pastoral pour manifester l’actualité permanente du message chrétien à l’âge de la sécularisation alors qu’on ne peut plus prendre appui sur un préalable religieux chez l’homme moderne. Le christianisme en effet est mieux qu’une religion… Pour Karl Barth, le mot religion ne désigne ni la vertu  de religion, ni un ensemble de croyances et de pratiques. Il s’agit d’un concept théologique avec un sens purement négatif, à savoir la tentation pour l’homme pécheur de se justifier devant Dieu. La religion est la ruse de l’homme pécheur pour faire de ce qui lui a été donné par grâce sa propre justice. Alors que la Révélation relève de la pure grâce, les religions du monde apparaissent comme des moyens d’auto-justification. Le seul christianisme est la « religion de la grâce ». Mais le christianisme lui-même risque toujours de se transformer en « religion des œuvres ».

Cette opposition radicale entre foi et religion est bien dans la logique du sola fide de la Réforme protestante. Elle a l’avantage de souligner la tension entre religion et foi à l’intérieur de chaque religion. Mais elle semble oublier que la foi chrétienne est encore la foi à l’état humain et que le fait chrétien comme tout autre fait religieux relève de l’observation de l’historien et du sociologue.  Et l’intransigeance barthienne rend impossible toute théologie des religions comme si face à l’excellence chrétienne toutes les autres religions n’étaient que des idolâtries.

Le christianisme comme religion de l’Evangile

On ne peut  accepter un exclusivisme chrétien à la manière de Barth. Mais la tension entre foi et religion nous invite à réfléchir à l’originalité du christianisme comme religion dans le concert des religions du monde.

Même s’il comporte tous les traits repérables d’une religion historique parmi d’autres, il faut insister sur la différence chrétienne dans la mesure où il se définit essentiellement en référence à l’Evangile, c‘est-à-dire la Bonne Nouvelle d’une libération, non seulement par rapport à la loi mosaïque, mais par rapport à tout code religieux, tout ensemble prescriptif ou rituel qui prétendrait être agréable à Dieu par lui-même.  Les écrits chrétiens primitifs évitent d’utiliser les équivalents grecs du mot latin religio.  On préfère parler de la voie nouvelle suivie par les disciples de Jésus. Et de fait, la Nouvelle Alliance inaugurée par le Christ n’ a pas entraîné la naissance d’une nouvelle religion au sens usuel du mot. L’Eglise comme communauté suscitée par l’Evangile n’a pas été tout de suite instituante d’un nouveau culte, d’un nouveau temple et d’un nouveau sacerdoce.

Depuis plus de deux siècles, toutes les religions du monde doivent affronter le défi de la modernité, comprise comme l’émergence d’un homme autonome qui s’est affranchi d’une dépendance encore infantile à l’égard d’une Puissance transcendante. Mais le christianisme dispose de vraies promesses d’avenir dans la mesure où l’humanisme évangélique a une réelle complicité avec l’humanisme séculier. Il est vrai que dans son conflit avec l’Etat laïque, le christianisme a été la victime de la modernité. Mais ceux qui réfléchissent sur le destin historique du christianisme sont prêts à reconnaître qu’il fut en fait un vecteur de modernité comprise comme l’émergence d’un sujet libre agent de l’histoire. Par contraste avec les religions païennes qui maintiennent les hommes dans une dépendance aliénante à l’égard d’un Divin tout puissant maléfique ou bénéfique, on a pu définir le christianisme comme religion de la sortie de la religion. (Cf. Marcel Gauchet). Mais c’est la fin de la religion chrétienne comme force de cohésion sociale. Ce n’est nullement la fin du christianisme comme foi vécue, comme utopie mobilisatrice, comme dynamisme prophétique.

En ce dernier sens, le christianisme garde une vocation mondiale. L’Evangile en effet peut devenir le bien de tout être humain au-delà de sa langue, de sa culture et même de sa tradition religieuse.

 

Claude Geffré o.p., le 18 janvier 2009