Pour Émilie, avec l'affection de son parrain

C'est à Paul Ricœur, que nous avons présenté dans cette même rubrique, que nous devons la réflexion qui suit. Elle fait suite à la question que je l'ai entendu poser pour la première fois en 1988, au cours d'un colloque sur l'éthique dans le débat public, organisé par la faculté de philosophie de l'Institut Catholique de Paris. Faut-il distinguer entre morale et éthique?

"À vrai dire rien, dans l'étymologie, ne l'impose" commençait par dire Ricœur. L'un vient en effet du latin (mores ), l'autre du grec (ethos ), et les deux renvoient à l'idée de moeurs.

 À observer l'agir on en décèle les motions. On agit par besoin, par désir, ou par raison. Mais on agit selon des règles, que l'on respecte ou que l'on transgresse. C'est le cadre de ces règles qui définit la morale. Paul Ricoeur désigne la morale comme l'ensemble des normes qui régissent les comportements individuels et sociaux, qui les autorisent, et qui font qu'un acte est moral ou pas, selon qu'il s'inscrit à l'intérieur de ces normes, autrement dit selon qu'il les respecte. Ce qui, de ce point de vue, donne à la morale sa caractéristique obligatoire, marquée par des règles, des impératifs, des interdictions. Ainsi la morale est-elle caractérisée par deux choses à la fois : elle doit pouvoir s'adresser à tout le monde, c'est son exigence d'universalité, et tout le monde ne peut pas faire n'importe quoi, c'est sa caractéristique d'effet de contrainte.

Les morales de l’antiquité (Platon excepté) définissaient téléologiquement le Souverain Bien, au-dessus de tous les biens. Kant, lui, semble rechercher le Bien dans son principe même, à sa source. La métaphysique des mœurs, qui s'inscrit dans une réflexion plus large de Kant sur la morale, constitue l’ensemble des règles a priori. C’est là-dessus que se détermine la liberté. Le sujet est autonome, et ni Dieu, ni la nature, ni même la société ne se mêlent de transcender le devoir. La morale, selon Kant, est incompatible avec l’obéissance passive.

Quand notre agir, qu’il soit mû par le désir ou par la raison, vise un bien, ce n’est pas la contrainte extérieure qui caractérise cette visée dynamique, accomplie sous le signe d'actions estimées bonnes. C’est cette visée dynamique qui se rapporte à l’éthique. Qu'on me permette cette vulgaire illustration : quand une maman commande à son bambin: "mouche ton nez, dis bonjour à la dame!", elle lui impose une règle (de politesse) et l'acte qui suit, à cause même de l'impératif de la règle, sera moral ou pas selon que l'enfant obéit ou pas. Si l'instant d'après l'enfant prend l'initiative de porter les paquets de la dame ou l'aide à traverser la rue, l'enfant accomplit alors un acte non obligatoire qui relève de sa volonté autonome, d'une visée dynamique en vue d'un bien. La visée de l'éthique est une visée dynamique, celle d'une vie accomplie sous le signe d'actions estimées bonnes.

La distinction entre éthique et morale est appréciable, parce qu’elle libère l’herméneutique de l’enfermement des contraintes du devoir. De plus, elle clarifie les concepts auxquels notre culture cartésienne est attachée. Elle marque l'opposition entre deux héritages: l’héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d'obligation de la norme, et l’héritage aristotélicien, où l'éthique est caractérisée par sa finalité, par sa perspective téléologique. La distinction entre éthique et morale permet la différenciation entre l'obéissance aux normes, d'une part, et la visée de la vie bonne, d'autre part.

La morale kantienne est une morale de la liberté, laquelle est, selon Kant, "absolue", “inconditionnée” (1) . Les premières lignes de La religion dans les limites de la simple raison présentent la morale fondée sur le concept de l’homme comme être libre. Seule la morale du devoir, selon Kant, est à la portée de tous : elle n’exige aucun préalable intellectuel ou matériel (2).

Aristote, qu’on a coutume d’opposer à Kant sur ce thème, envisage l’éthique dotée d’une finalité pragmatique et non théorétique (3), comme dans le Ménon de Platon (4).

De ce que je viens d’exposer on peut distinguer les agirs comme expression de la différenciation entre l'obéissance aux normes, d'une part, et la visée de la vie bonne, d'autre part, mue par le désir d’en jouir. Si nous sommes des êtres de désir c’est parce que nous manquons, autrement dit, en amont du désir, nous avons à nous définir comme “manque à être”, selon l’expression de J. Lacan qui voyait dans l’aspiration à être la source même de la prise de conscience de soi.

La visée éthique consiste à satisfaire ce désir de vivre bien. Si “le désir est l’essence de l’homme” comme le prétendait Spinoza, ce désir marque notre mouvement vers le Bien ou la perfection, ainsi que le montrait Aristote, tendant à concilier le désirable avec le raisonnable et l’intelligible.

C’est d’une évidence irréfutable qu’on ne peut se permettre de satisfaire immédiatement, sans passer par la question des conséquences de l’agir, nos envies. Il reste donc à défendre la nécessité, pour la visée éthique, de passer nos actes par le crible de la norme. Si l’éthique prime sur la morale —ainsi que le montre Paul Ricœur (5) — il reste néanmoins à défendre la légitimité d’un recours à la norme pour empêcher, maîtriser, contrarier des situations que la visée éthique, au principe de la norme, veut éviter en vue du bien universel.

 

Qu’est-ce que l’éthique ?

Paul Ricœur définit la visée éthique (6) par trois composantes : vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Je me propose d’examiner ces trois composantes une à une.

  • Vivre bien

Il ne s'agit pas d'un impératif, mais d'un souhait. On, je, tu, nous, tous ensemble ou séparément, espèrent en un monde sinon édénique, du moins harmonieux ou serein, où la pratique cordiale de l’altérité traduirait le bien vivre de tous. "Puissé-je, puisses-tu, puissions-nous vivre bien! ". Que signifie ce souhait sinon le souci de soi et le souci de l'autre. Ce souci, en ce qu’il embrasse dans un même regard soi et autrui, inaugure la démarche éthique (7).

  • Avec et pour les autres

La seconde composante de la visée éthique, qu'on désigne mieux du beau nom de "sollicitude", enchaîne t-elle avec la première? Il s’agit de vivre bien, avec, et pour les autres. Telle est, dans sa densité, l’expression même de la "sollicitude". "Puissions-nous vivre bien! ". Que signifie ce souhait sinon le souci de soi et le souci de l'autre. Ici surgit une question : pourquoi cette quête de la vie bonne ne se refermerait-elle pas sur le seul souci de soi ? Parce que dire soi implique l'autre que soi. Il n’y a pas de je sans nous. Ce souci, en ce qu’il embrasse dans un même regard soi et autrui, inaugure la démarche éthique.

L’autre n’est à comprendre ici ni comme moyen, ni comme caution, ni comme faire-valoir. L’autre déborde tout projet d’assimilation; l’autre n’est pas enfermé dans la sphère du même; il se laisse découvrir comme appel, comme exigence éthique qui nous met en demeure de répondre à la question : “Qu’as-tu fait de ton frère ?” Cette composante de l’éthique qu’est la sollicitude contrarie-t-elle la liberté de chacun ? S’opposerait-elle à la capacité de choisir, de préférer ceci à cela, de commencer quelque chose ou d'introduire des changements dans le cours des choses ? Empêcherait-elle de s’exercer notre possibilité d’effectuer des actes que nous apprécions et qui font, qu’à travers eux, nous nous apprécions nous-mêmes ? Précisément, ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, c'est la capacité de choisir, selon la raison, d’améliorer le cours des choses, ce qu’on désigne par la capacité d'initiative. Ces actes, que nous apprécions fondent l’appréciation de nous-même, comme auteur, c'est à dire comme autre chose qu’un simple instrument. L'estime de soi n'est-elle pas, comme le disait Paul Ricœur, "le moment réflexif de la praxis" ? L'estime de soi ne doit pas menacer d'un repli sur soi, d'une fermeture. Le souci de soi n'est nullement à confondre avec le moi. Dire soi n'est pas dire moi mais implique l'autre que soi. Pour Paul Ricœur, l'estime de soi et la sollicitude ne peuvent se vivre et se penser l'une sans l'autre. Autrui est celui qui peut dire "je" comme moi et, comme moi, se tenir pour auteur et responsable de ses actes. Là est le secret de la sollicitude. Voilà qui confirme l’idée qu’il n’y a pas de je sans nous.

Autrement dit: "Traite l'humanité, autrui et toi compris, non seulement comme moyen, mais aussi comme fin en soi"

Nous savons que le rapport d'homme à homme, comme le rapport d'hommes à d'autres hommes, tend naturellement vers un rapport de forces, vers le pouvoir. On en connait les dérives : l'influence, certes, mais aussi la tromperie, la contrainte (psychique), la ruse, le vol, la violence physique, la torture, le meurtre. Ce sont ces conséquences du rapport de forces, insupportables à envisager pour tout homme, de tout temps, de tout lieu, de quelque appartenance religieuse ou philosophique que ce soit, ce sont ces conséquences qui sont au principe d'une norme morale qui doit préserver chacun: "Tu ne tueras pas." La morale rejoint ici la sollicitude face à la violence ou à sa menace: "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te soit fait."

Cette règle d'or fonde l'équité de la morale qui caractérise les institutions justes à l'intérieur desquelles s'inscrit la visée éthique.
 

  • Dans des institutions justes

Vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes, cela implique que la visée du vivre bien enveloppe de quelque manière le sens de la justice, c'est à dire la notion même de l'autre. L'autre, comme soi, dont l'existence libre repose sur des institutions qui sont justes en tant qu'elles respectent et font respecter les paradigmes du vivre-ensemble : la justice et la liberté.

Cette liberté, l'homme d'aujourd'hui semble pouvoir l’appréhender et l’exploiter plus que jamais. Non pas comme levée systématique des contraintes, licence, mais comme capacité dynamique de s’interroger, de se questionner, de rentrer en histoire personnelle et d’y formuler un projet qui s’articule avec une histoire collective. L’homme moderne est de plus en plus convaincu que sa vie propre, celle de sa famille, celle du groupe humain auquel il se mêle, dépendent moins des autorités et des règles auxquelles il attribuait jadis la totalité de la gestion, que de lui même, de son comportement, de son initiative, de sa générosité, bref de toutes ces qualités humaines qu'on ne peut étrangler dans des règles qu'il a la liberté d'adapter nécessairement à l'encadrement des comportements sociaux. D'où viennent ces règles, d'où vient ce désir permanent de justice, sinon du refus de ce qu'on reçoit comme injuste.

 

Gérard LEROY

 

  • (1) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, Nathan
  • (2) Alors que Kant reconnaissait dans la morale l’expression de la liberté, Nietzsche en dénonce la tyrannie. Il faut reconnaître que la doctrine du péché originel de saint Augustin exerça sur les esprits une contrainte qu’on a du mal à évaluer. Pourtant Jésus n’en a jamais parlé. Les Juifs n’ont guère accordé d’importance à l’histoire des premiers hommes, surtout en regard de l’histoire de l’Exode. Les musulmans eux-mêmes ne reconnaissent pas le péché originel. Les chrétiens ont fait une fixation sur le péché originel, à partir d’écrits qui ne constituent pas le cœur du Nouveau Testament puisqu’ils sont de saint Paul. Il y aurait un renversement à effectuer, pour lire les épîtres à partir des Évangiles, au lieu du contraire actuel. Je note qu’en renonçant à la notion de “peuple déicide” à propos des Juifs, si marquée par le IVe Concile de Latran en 1215, Vatican II refuse la culpabilité héréditaire quand il s’agit des Juifs. De même ne devrait-on pas remettre en question la doctrine du péché originel qui déclarait tous les hommes “coupables” en raison de la faute commise par Adam et Ève condamnant les hommes à l’enfer, ce qu’on ne lit nulle part dans la Genèse.
  • (3) Aristote, Métaphysique, V, 1. Les sciences théorétiques, dans la classification d’Aristote, sont celles de l’observation (theoria, theoria, spectateur de théâtre qui regarde bien). Elles comprennent les mathématiques, la physique, la théologie, l’ontologie, et parfois, pour certains, la logique (Organon), comme science au service des sciences. Elles sont d’ordre contemplatif, intellectuel, spéculatif, apodictique, et visent à découvrir la forme, la matière, l’acte.
  • (4) Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 2, 1103b.
  • (5) cf. l'article de Paul Ricœur, Avant la loi morale : l’éthique, Encyclopedia Universalis.
  • (6) c’est au dynamisme du procès éthique que je suis attentif en parlant de visée éthique, tandis que la “démarche éthique” se rapporte plutôt à la délibération qui précède l’agir.
  • (7) “L’homme heureux a besoin d’amis”. cf. Aristote, Éthique à Nicomaque.