Pour Marie, ma fille

   Le moi singulier, désigné par l’identité-ipséité, est aussi un moi qui partage avec l’humanité ce qui appartient en commun à tous les hommes. Cette approche intègre deux dimensions qui se rejoignent : l'enracinement et l’universalité. L’enracinement est une des structures de notre existence. Il se rapporte à tout ce qui a valeur de lieu commun, la coutume, la tradition, la langue, les mythes, les contes. « Je pense donc je suis de quelque part ».

L'expression « enracinement » peut se charger de valeurs plus spatiales —je suis né dans la Sarthe— ou plus temporelles —à telle date—.

Les valeurs spatiales sont étroitement associées à des valeurs temporelles. L’enracinement devient alors synonyme de continuité dans le temps. Quand on vit sous le mode du repli, quand tout changement est perçu comme une perturbation, comme une menace, l’ «identité-mêmeté» se renforce. En revanche, une identité n'est jamais définitivement acquise. Elle se construit, comme a à se construire l’adolescent.

Le terme enracinement peut-être rapproché du terme culture. Entendons par “culture” l’ensemble des expressions littéraires, artistiques, intellectuelles qui correspondent à une civilisation. L’anthropologue Herskovits (1) définissait la culture comme « un ensemble traditionnel, à la fois régulateur et créateur, de comportements, de connaissances et de croyances, à l’intérieur d’un groupe autonome. » Le soi est alors la somme des repères identificatoires que sa culture et sa société mettent à sa disposition.

Cette notion d’identité narrative peut être étendue à une communauté, voire à une nation. Israël a forgé son identité par la médiation des récits bibliques. En se racontant sans cesse les histoires de l’Exode, Israël s’est donné collectivement une « identité narrative », une identité qui singularise Israël, qui se consolide par la transmission, par la narration. Transmettre, c’est d’abord raconter ! (2)

Toutefois, cette tension entre l’universalité et la singularité, n’est-elle pas une façon de dégrader l’universel, en le ramenant à sa propre finitude ? Comment faire tenir ensemble l’exigence d’une vérité pratique et la conscience de la relativité des positions ? En ce sens, la visée de l’universalité dont elle est la revendication ne peut jamais totalement passer outre ce solipsisme, qui laisse face-à-face ma conviction et ta conviction ? Peut-elle ne pas échouer alors dans le tragique de l’incommunicabilité ?

L’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même. L’homme n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel. Cette appartenance à une communauté est comme l'indice de la présence de l'universel ; chaque communauté sait aussi qu'elle n'est pas seule au monde et que sa propre vision du monde, les valeurs qu'elle transmet à chacun de ses membres, ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble des communautés historiques qui peuplent ce monde. Même l’identité d’une communauté doit courir le risque du monde.

Le philosophe et le théologien sont tous les deux convaincus qu'il n'existe pas de soi-même qui ne soit déjà habité par un autre que soi…

 

Gérard Leroy, le 12 février 2021

 

  1. M. J. Herskovits, †1963, est un anthropologue américain, spécialiste de l'anthropologie Afro-américaine, cf. Les bases de l’anthropologie culturelle, Payot.
  2. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, T III, Le Seuil, 1985.