Ce n’est qu’au XIIe siècle que la chrétienté commence vraiment à s’intéresser aux sciences et à la philosophie. On ne lit alors, et en latin, que des auteurs latins. Et si l’on veut accéder aux œuvres écrites dans une langue étrangère au latin, il faut alors avoir recours aux traducteurs.

Les sciences de la nature et la philosophie ne sont pas les seules disciplines prisées. Depuis quelques décennies l’intérêt va croissant pour ce texte fondateur d’une religion à l’expansion rapide qui a pénétré aussi bien en Languedoc que dans le marais poitevin, au beau milieu du VIIIe siècle.

Or, on n’a toujours pas de version latine du Coran.

Il se trouve qu’à Bagdad, a été fondée, en 820, la Maison de la Sagesse. C'est une grande bibliothèque, sans conteste la plus prestigieuse de tout le Moyen-Orient, plus importante encore que celle d’Alexandrie dont une partie des ouvrages s’était consumée dans l’incendie du port déclenché par César. C’est le calife abbasside Haroun al-Rachid, qui a fondé la Maison de la Sagesse. Son objectif était de faire venir de Byzance des traités philosophiques de Platon, d’Aristote, des études médicales d’Hippocrate, de Galien, des ouvrages ou des fragments d’ouvrages de mathématiques d’Euclide ou de Ptolémée, afin que toutes ces œuvres soient traduites du grec en arabe par les savants de la Maison de la Sagesse.

En Bourgogne, un abbé désire ardemment connaître le Coran. C’est Pierre le Vénérable, Abbé de l’abbaye de Cluny. Il a l’initiative de faire entreprendre la traduction du Coran en latin et envoie pour ce faire son secrétaire à Tolède.

Tolède est, au XIIe siècle, avec Barcelone, l’un des centres les plus importants de traductions. L’Espagne jouit à l’époque d’une main-d’œuvre de tout premier ordre. Des musulmans arabes ont pénétré dans la péninsule au VIIIe siècle et s’y sont installés.  Les communautés juives, fort au fait des sciences, sont nombreuses. Certains Juifs sont convertis au christianisme. On rencontre aussi des chrétiens, dits “mozarabes”, ayant adopté la langue et la coutume arabes. Tous ces gens, rejoints par des traducteurs venus de l’Europe entière, se côtoient sans problème. C’est parmi eux que l’Archevêque de Tolède trouve aisément les bilingues auxquels sont confiés les travaux de traductions.

Le secrétaire de l’abbé Pierre Le Vénérable rejoint donc Tolède, entre 1141 et 1143, pour confier à un traducteur de Tolède, plus arabisant que latiniste, le travail de traduction du Coran en latin que le secrétaire ne manque pas de contrôler. Ce dernier s’en revient donc à son monastère bourguignon, muni non seulement du Coran mais aussi d’ouvrages de mathématiques, de médecine, de théâtre, etc qui constituent une partie du trésor hellénistique.

Le seul ennui, dans cette affaire, vient de ce que de nombreux textes originaux ont été traduits du grec en arabe, puis de l’arabe en latin; c’est le cas de l’Organon d’Aristote. Si bien que certaines œuvres se présentent sous deux versions, l’une venant directement du grec, l’autre venant du grec via l’arabe. Les deux n’étant pas très concordantes, une troisième version vient parfois les corriger.

On ne traduit pas qu’à Tolède. Palerme se présente comme un important centre de traductions, plus spécialiste des textes grecs, à l’instar de Venise, de Rome, de Pise, où l’on s’intéresse à toutes les œuvres grecques, qu’elles soient profanes ou qu’elles soient religieuses. De tous les auteurs c’est Avicenne, iranien et non pas grec, qui a la vedette. Ce savant qui a professé la médecine et la philosophie tout à la fois, a rédigé non seulement une encyclopédie, mais encore des commentaires sur les œuvres d’Aristote, et consigné les résultats de ses travaux de recherche médicale. À côté des traductions des œuvres d’Avicenne, mort au XIe siècle, un foisonnement d’encyclopédies arabes, de commentaires de toutes sortes, vient enrichir les intellectuels de langue latine parmi lesquels figurent l’abbé de Cluny et quelques uns de ses moines.

Les élucidations philosophiques d’Aristote et d’Avicenne les surprennent par leur audace et leur rigueur. Elles dépassent en ampleur toutes les expériences intellectuelles produites jusque-là. La chrétienté accueille ainsi, en un demi-siècle, une somme de connaissances nouvelles, de traités, sur toutes les sciences qui prennent alors un essor sans précédent. Dès lors on cherche à conjuguer tout ensemble, les sciences, la métaphysique, tout cela qu’on reçoit des “infidèles”, et la révélation proclamée par l’Église et close par le dogme. Il aura fallu pour cela une bonne dose d’obstination et une belle volonté de conciliation.

N’allons pas penser que cette importation de connaissances intellectuelles de mondes étrangers au christianisme a perturbé la raison théologique. Car en restant fidèles au monothéisme qui les anime, les philosophes arabes et juifs partagent avec les chrétiens cette croyance qui rapproche les raisons de leur foi plus qu’elle ne les distancie.

 

Gérard LERO, le 31 mars 2009