Pour Véronique, que j’embrasse

   Péguy aimait à dire : « On balance toujours entre deux bandes de curés, les néo-cléricaux et les anti-cléricaux. »

Qu’est-ce donc que le cléricalisme ? Le pape François le définit comme « le fait non pas d’une sorte de déviance, mais du système clérical en tant que tel. ». Il conclut : « Le cléricalisme engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage à perpétuer beaucoup de maux que nous dénonçons. » (1)

Une responsable de catéchèse à qui je confiais que les enfants s’emm… à la messe m’a rétorqué : « Croyez-vous qu’il n’y a que les enfants ? »

Un fossé s’élargit. Les sensibilités culturelles des ouailles décrochent devant la sophistication des liturgies. D’où viennent ces gestes théâtraux, cet alambiqué de symboles mystérieux et ces borborygmes incantatoires ? De très loin. L’organisation cléricale s’est installée entre le IIe et le IIIe siècle. L’Église, à ce moment-là, est allée à contre-courant de l’enseignement de Jésus qui n’avait cessé de défaire le système clérical ambiant.

Rappelons les rapports de Jésus avec les sacrifices, avec les règles de pureté (Mc 7, 1-4). Jésus paiera même de sa vie le refus du système sacrificiel en vigueur dans le Temple. L’intention de Jésus était de rassembler les égarés, d’opposer les enfants aux savants, il faisait scandale par un certain libéralisme vis-à-vis de l’observance du jeûne et du sabbat (Mc 2, 15). Jésus subvertit radicalement la distinction du sacré et du profane, du pur et de l’impur. Il empêchait ainsi que les scribes, lévites ou prêtres se referment sur eux-mêmes.

La ritualisation exacerbée créé, on le sait, des clivages à l’intérieur d’un groupe. Or, l’institution-Église, hiérarchique, entraîne une inégalité essentielle entre clercs et laïcs, et tend à se recentrer sur un seul espace voué au culte, un culte qui peut s’apparenter progressivement, avouons-le, à une mascarade (2).

Sur quels principes peut s’organiser l’Église comme corps, comme collectif humain ?

Les sociétés modernes considèrent que ce qui les lie, les régule, les ordonne est ce que Rousseau a appelé la volonté générale. Cette volonté générale est la règle qui vise la conservation du bien être du Tout et de chaque partie de ce Tout. Les lois sont conséquentes de cette visée d’ensemble. Elles délèguent l’usage de la force à un prince ou à un État, auquel tout le monde s’engage à obéir. Les sujets du roi font le roi.

Une société peut s’organiser comme une réunion de membres, liés par un destin commun, et qui considèrent que ce qui les lie, les régule, et les ordonne est un principe supérieur.

Or, le christianisme tend aujourd’hui, à l’instar des religions, à renforcer ses pratiques, un sens hiérarchique (un pouvoir sacré, masculin), entraînant des fidèles soumis à de multiples prescriptions rituelles et dont la disposition majeure doit être l’obéissance. Or, les nouveaux défis apostoliques nous éloignent des postures qui se haussent du col, si sèchement doctrinales qu’elles deviennent doctrinaires. Le christianisme comme religion essore, vide les églises de leurs croyants dans la foi, rend muettes leurs prières et endort les enfants.

Des signes cependant rassurent. On voit ça et là des croyants cherchant à déchiffrer le sens des énoncés de foi en regard de l’expérience contemporaine, et s’interroger sur l’action qu’ils pourraient mener ensemble à propos des tensions en Palestine, des dérives de l’islam, des défis de la mondialisation, de l’avenir de l’Afrique, des questions de bioéthique, etc. Ce n’est pas un fourre-tout. C’est la preuve de l’implication des croyants. Ainsi, alertés par les dérives dans le monde et dans l’église en particulier, des équipes de prêtres et de laïcs se rassemblent, à l’écart des pharisiens du passé, pour travailler de concert, par exemple, sur la prévention des meurtres sexuels, ou sur la mission évangélisatrice, plutôt que de passer leur temps à jongler du goupillon ou moisir dans des sacristies pour se garder au chaud, loin du chaos du monde.

Malgré cela, je vois s’avancer la marée montante : plus la sainte liturgie se veut sophistiquée et plus ses ouailles sont poussées vers l’oubli de leurs responsabilités, sourds aux appels au secours. Malgré François et Vatican II, l’institution catholique du XXIe siècle est l’héritière de ce qui s’est mis en place il y a dix-huit siècles et que St Jérôme dénonçait sans ambages : « Depuis les Apôtres jusqu’à notre époque, l’Église a grandi par les persécutions, a été couronnée du martyre. Et quand sont venus les empereurs chrétiens, sa puissance et sa richesse ont augmenté, mais ses vertus ont diminué. » (3)

Le pape François, lui, dénonce ceux qui se représentent l’Église comme une élite de prêtres, d’évêques, alors qu’elle est « saint peuple fidèle de Dieu ». Il s’agirait donc de réaliser la conception moderne du corps-Église comme gouverné par un principe d’auto-organisation. L’Église est plus et mieux qu’une démocratie, plus radicale en tout cas. Or, s’établit aujourd’hui une scission entre clercs qui dorment avec leur auréole, et laïcs qui piaffent de réaliser les recommandations pieuses qu’ils entendent en chaire le dimanche.

Le déterminant décisif de l’institution catholique, ce n’est pas la conversion de l’empire romain au christianisme, ni la réforme grégorienne des XIe et XIIe siècle, ni le concile de Trente. Jésus n’a jamais voulu fonder une nouvelle religion. Il a simplement voulu réformer le judaïsme de son temps. Luther a « porté la plume dans la plaie » en considérant que le dévoiement de l’institution romaine tient à ce qu’elle fait prévaloir l’institution hiérarchique sur ce que nous appelons le « sacerdoce commun ». La diversité et la complémentarité des charismes au service du bien commun (cf. 1 Cor 12), engendrent l’unité. Il y a un unique peuple de Dieu. Fils de Dieu, nous le sommes tous.

La foi chrétienne est appelée aujourd’hui à s’investir pleinement, non dans les formes religieuses désuètes d’un monde perdu dans un passé lointain, mais dans l’humanisme chrétien. Le Royaume, n’est-ce pas la communauté de celles et de ceux qui se déterminent selon le principe de la charité, de l’agapè , urbi et orbi , au-delà des parvis ?

 

Gérard Leroy, le 3 juillet 2020

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(1) pape François, lettre au Peuple de Dieu, 2018).

(2) ce qui provoque le vif agacement de Loïc de Kérimel face à la recléricalisation galopante.

(3) cf. Jérôme de Stridon, Trois vies de moine, Malchus, Patrologie latine, ed. du Cerf, 2007.