Pour Ester Savana, en hommage amical

   Le Sénat vient de voter par 183 voix contre 26 l’institution d’une journée nationale de la laïcité. Cette journée est fixée au 9 décembre, lendemain de l'Immaculée Conception, et annoncée comme date anniversaire de la loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Nous voilà donc avec une festivité de plus. Rien là d’étonnant dans un pays qui cherche à se distraire de l’inquiétude qui gagne du terrain. C’est dans ce que cette fête voudra signifier qu’il convient d’être attentif. Si cette journée vise à rappeler le principe de la fameuse loi de 1905 et en même temps rendre hommage à la sagesse d’Aristide Briand qui l’a produite, on peut s’attendre à une manifestation où les croyants de tout poil seront en première ligne. Si en revanche sont organisées des processions brandissant des pancartes antireligieuses, vomissant des slogans appelant à la disparition de ces “obscurantistes”  religions fauteurs de tous les troubles, on sonnera le rappel de l’intolérance d’Émile Combes ou d’Édouard Herriot, et la laïcité redevenue l’alibi des scientistes sectaires ne servira alors qu’à ranimer un peu plus les tensions.

Il est étrange, ainsi que s’en est confié le cardinal André Vingt-Trois sur RMC, d’organiser une telle journée, comme si la laïcité était devenue autre chose qu’un mode de gouvernement, une organisation de la vie collective, autre chose qu’un principe de fonctionnement favorable à l’autonomie de la fonction politique par rapport aux religions.

Par la loi de 1905 l’État s’est donné pour caractéristique d’être dans l’abstention. La laïcité d’abstention de l’État signifie qu’il s’écarte de toute position religieuse ; son  “agnosticisme institutionnel” implique qu’il n’est ni religieux ni athée. L’État ne croit pas. L’État ne pense pas.  L’État s’abstient de tout cela.

Encore nombreux sont les Français qui s’acharnent à vouloir opposer la laïcité à la religion. Aucun argument véritable ne les sert. Et l’on comprend spontanément que la laïcité leur est utile pour vider leurs cartouches contre tout ce qui touche à la religion.

Ainsi, progressivement et sous la pression constante des christianophobes, sous prétexte de la laïcité d'abstention propre à l'Etat, l'enseignement public en est venu à occulter totalement les significations des grandes figures du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Au point que les enfants connaissent beaucoup mieux Pif Gadget, Harry Potter, et Paolo Coelho que les prophètes d'Israël ou les paraboles de Jésus; ils savent tout des amours de Zeus et des aventures d'Ulysse, mais ils n'ont jamais entendu parler de l'Épître aux Romains, ni des Psaumes. Or ces textes ont fondé leur culture, au moins autant que la mythologie grecque.

Nous souffrons d'inculture, et par trop d'inculture religieuse. En fait, la religion est aujourd’hui l’angle mort du regard occidental. Comme l’a observé Régis Debray, bien des Français passent indifférents devant les mosaïques de la basilique de Fourvières, ou restent sourds aux Requiem, aux Ave Maria, aux Stabat Mater, de Pergolèse ou d’autres. Il en est même certains qui se demandent, devant la Vierge de Botticelli : "Qui c'est cette meuf ?"

Il est inconcevable que les élèves n'aient pas accès à leur propre patrimoine culturel. Ils apprennent les guerres de religion : leur a-t-on jamais montré clairement autour de quels enjeux elles se sont déroulées, ce que signifie, par exemple, la prédestination chez Luther, l’eucharistie chez les catholiques, ou qu’en est-il de l'influence de l’augustinisme sur la morale contemporaine etc. ?

Comment voulez-vous éviter la déperdition d’intelligence que l’on dénonce dans une France que beaucoup jugent en déclin, quand sont occultés des pans entiers de ses espaces qui lui sont utiles, voire nécessaires.

On voit aujourd’hui se lever des protestations contre l’acceptation des racines chrétiennes de l’Europe et de la France. Ce n’est là que du négationnisme, bourré d’orgueil de surcroît, qui voudrait ne rien devoir à personne qui appartint au passé. Il n’est assurément pas question ici de défendre la volonté d’inscrire la référence à Dieu dans le projet de Constitution de l’Europe, comme l’ont voulu les Polonais, ce qui est tout à fait injustifié. Il s’agit de reconnaître que les gens de ce continent sont profondément pétris non seulement d'hellénisme, non seulement de fonds culturels celtes, germaniques, slaves, non seulement des apports du siècle des Lumières et des acquis de la modernité, mais aussi du fonds culturel des trois monothéismes sans lesquels ni l’Europe, ni la France ne seraient ce qu’elles sont. De qui l’Europe tient-elle sa faculté de conceptualisation qui a permis l’organisation de la pensée scientifique, sinon d’Athènes ? De qui l’Europe tient-elle cette conscience de l’histoire s’appuyant sur la notion d’un temps irréversible, qui a un commencement et qui va vers un terme, sinon de Jérusalem ? De qui tient-elle encore la manière juridique de conduire les transactions humaines, politiques, commerciales, sinon d’un droit que Rome lui a légué ?

Enfin, quitte à contrarier les victimes de notre inculture institutionnalisée, l’Europe ne doit-elle rien à Bagdad ? Ce centre de gravité du monde musulman s’étendant de Samarquand à Cordoue, a régné sur le monde de la moitié du VIIIe siècle jusqu’en 1258. Cinq siècles, excusez du peu, pendant lesquels l’empire abbasside a dominé dans toutes les disciplines le monde européen et chrétien, en botanique, en médecine, en mathématiques, en astronomie etc. Sait-on que ce sont ces arabo-musulmans qui ont inventé la sonde gastrique, les premiers astrolabes permettant de se repérer et de connaître l’heure à n’importe quel moment du jour et de la nuit, qu’ils ont effectué les premières trachéotomies, que ce sont eux qui ont inscrit le nombre zéro dans le système décimal, alors que les chrétiens l’assimilaient à un instrument du diable ?..
Cinq siècles qui enregistrèrent un bouleversement scientifique, social, économique, intellectuel qui a fait du monde arabo-musulman la plus brillante civilisation du Moyen-âge, ce que les Occidentaux persistent à ne pas voir.

Notre peuple se targue d’avoir inventé les intellectuels, plus investis que jamais dans la vie politique de ce pays qui se veut produit des Lumières et manifeste de l’engagement. En fait, ce qui domine aujourd’hui, à peine masquées derrière les contorsions de l’intelligentsia cabotine, c’est la routine mandarinale et l’ignorance crasse camouflée derrière quelques engagements de façade.

La laïcité est l’un de ces chevaux de bataille derrière lequel toute absence est montrée d’un doigt vengeur.  Mais alors, l’instruction publique pourra-t-elle, au nom de la laïcité, écarter des pans entiers de l’histoire et de la pensée sans amputer notre présent des racines qui aident à le comprendre et à le vivre ?

 

 

Gérard LEROY

5 juin 2011