Voilà bien un véritable symbole de la philosophie, qui a marqué son temps et les siècles suivants jusqu’à aujourd’hui. Ne désigne t-on pas de "présocratiques" tous les penseurs d'Occident qui l'ont précédé. Mais si importante qu'ait été la métamorphose opérée par Socrate, ne nous autorisons pas à le déclarer père de la philosophie. On ne l'avait pas attendu pour philosopher.

Mais qui donc est Socrate (1) ?

Comment peut-on se faire une idée du Socrate authentique quand nous ne l'atteignons pas directement, mais au travers de plusieurs propositions contemporaines différentes.

Il y a d'abord le Socrate présenté par l'un de ses anciens disciples, Xénophon, un homme ayant fait une carrière militaire, et qui se pique volontiers de philosophie et d'histoire à l'occasion. C'est à ce Xénophon que Diogène Laërce attribue l'invention de la sténographie, ce que contestent cependant certains auteurs (2). Le général Xénophon évoque son maître à travers trois œuvres (3). Son Socrate sait qu'il n'y a rien à savoir. Il "ne discute pas (...) sur la nature de l'univers", ni sur son origine, ni sur les causes des "phénomènes célestes dont c'est folie de s'occuper" (4). Tout cela va dans le sens d’un Socrate qui aime prendre de la distance par rapport aux spéculations disputées de son époque. C’est quelqu’un qui écoute, plus qu’il n’enseigne, du moins au sens où nous entendons l’enseignement aujourd’hui, prodigué du haut d’une chaire. Le maître de Xénophon veut tout simplement vérifier que les penseurs ont suffisamment approfondi les connaissances humaines pour s'engouffrer dans leurs recherches. Xénophon fait somme toute une description quelque peu superficielle de Socrate, le présentant en quelque sorte comme “un brave homme, sans grande envergure, le nez sur les faits, préoccupé de problèmes moraux, et au demeurant, compagnon charmant." (5)

C'est un Socrate farfelu que présente Aristophane dans Les Nuées. On sait que ce poète comique s'attaque aux sophistes. Il ne s'en prive pas dans cette pièce, faisant passer Socrate pour un sophiste ridicule, abusant de la crédulité de ses élèves, bouffon, juché dans une nacelle accrochée aux poutres pour mieux spéculer sur la longueur du saut d'une puce en fonction de la dimension de ses pattes, ou sur d'autres sujets aussi futiles que l'émission du bourdonnement de certains moustiques qu'il s'efforce de localiser entre la trompe et le derrière !

Certains auteurs sont enclins à penser qu'Aristophane a probablement peint Socrate avec justesse. Et qu’en même temps, son œuvre satirique révèle avec rigueur les mœurs politiques de ce temps. Mais quel Socrate est le vrai ?

On est tenté, en lisant Jean Brun (6)  qui rapporte la thèse de Élie Angélopoulos (7),  de donner comme vraisemblable une vie de Socrate en quatre volets. Après son éducation, puis son apprentissage de la sculpture, Socrate se comporte, de 430 à 420, comme une espèce d' "écolâtre" laïc bien avant l'heure, enseignant payé, qui finit —et là s'ouvre sa quatrième période— par comprendre la vanité des sciences qu'il enseigne. Dès lors il devient le philosophe que nous présente Platon.

Platon a vingt ans quand il rencontre Socrate, en 407. Il ne cessera pas de suivre l'enseignement de son maître jusqu'à sa mort en 399.

À l'écart de la description qu'ont rendue  Xénophon et Aristophane, le Socrate de Platon est un sage, un inspiré dont le disciple ne manquera pas de s'inspirer lui-même, se reconnaissant comme l'héritier de la pensée de son maître dont il se fait le porte-parole. Si Socrate, dans ses Dialogues, révèle son évolution, comment se présente le Socrate achevé ?

Platon, dans Le Banquet, met en scène un Socrate se rendant à un festin auquel il est invité. Distrait en chemin par les pensées qui lui traversent l'esprit, Socrate arrive en retard. Le fait est habituel et personne ne s'en offusque. Tous en tout cas lui pardonnent, car Socrate fascine. Ce n'est pas son physique, peu avantageux, qui séduit les convives, mais son attitude distinguée qui tranche sur un fond de beuveries. L'homme est courageux, et résiste à toutes les avances. Il est modeste jusqu'à se dire ignorant, étant somme toute rempli de vertus. Lorsque le banquet s'achève, Socrate ayant exercé toute la nuit ses talents de rhéteur, quitte ses compagnons endormis et fin saouls, fait sa toilette, et commence une nouvelle journée comme si de rien n'était.

Non seulement Socrate ne laisse personne indifférent, mais Platon l'élèvera au rang de surhomme.

Il reste qu'on n'est assuré de rien en parlant de Socrate. C'est d'ailleurs la seule chose que nous sachions avec certitude sur Socrate, écrit L. Brunschvicg. V. de Magalhâes-Vilhena, qui a publié deux gros volumes bourrés de notes et de références sur notre bonhomme, et qui en vient à conclure qu' "aucun des témoignages n'est doué d'un caractère historique véritable", si bien que: "nous n'avons pas Socrate "tel qu'il fut", cela est certain." (8)

En revanche, que Socrate ait existé, c'est une certitude. C'est d'ailleurs le caractère essentiel qui lui est reconnu. L'Athénien serait né d'un père sculpteur, un certain Sophronisque, et d'une mère sage-femme. Le personnage montre une grande curiosité pour tout ce qu'il touche. Il s'informe et s'instruit de tout auprès de ceux qu'il croise dans les rues d'Athènes. Partout, sur l'agora —la place publique où la foule s'agglutine—, aussi bien que dans les gymnases, il engage la conversation, prend connaissance du courage qu'il faut avoir quand on est général, s'informe sur la piété, sur l'apprentissage de la vertu, s'initie aux questions de géométrie et d'astronomie. Et en dépit de tout ce qu'il recueille il professe que personne ne sait rien, pas même lui qui a cependant l'avantage de le savoir !

Socrate n'a rien écrit. Et pourtant son influence est considérable. Qu'a t-il d'original ? Une méthode de dialogue et d'enseignement. Loin de prodiguer un discours magistral du haut de sa chaire, il accouche les esprits, comme sa mère accouchait les fœtus. Car selon un mode de questions adéquates il fait découvrir à ses interlocuteurs les vérités qu'ils portent. C'est ce qui s'appelle l'art de la maïeutique, qui consiste à permettre à l'autre de découvrir ses propres vérités. Dans quel but ? Améliorer l'âme, accéder à la vertu, vivre selon le bien. Socrate privilégie la connaissance comme chemin menant à la vertu.

"Ma seule affaire, c'est (...) d'aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible." (9)

Voilà quelqu'un qui donne la prééminence à l'être et dédaigne de paraître dans cette société de faux-semblants où les personnages surfaits se complaisent dans l'art de la rhétorique. Socrate ironise sur la conscience. Le Bien est toujours au-delà de la conscience. Ce subversif attire, les jeunes en particulier, qui voient cet homme balancer cul- par-dessus tête les valeurs auxquelles ils croyaient, et qui s'excuse presque du dérangement qu'il leur cause.

 

 

 Gérard LEROY

 

  • 1) 470-399
  • 2) Vita Xenophontis II, 48: πρωτοσ υποσημειωσαμενοσ. À Rome, ce fut, au dire de Plutarque (cf. Cato minor, 23), Cicéron qui le premier introduisit au sénat l'usage de la sténographie afin d'enregistrer un discours de Caton requérant la peine de mort contre les conjurés de Catilina. On peut penser que la coutume se répandit, sachant par Suétone que tous les discours de César furent sténographiés (cf. Suétone, César 55) et que, toujours au dire de Suétone, l'empereur Titus sténographiait uelocissime (cf. Suétone, Titus, 111); cité par Cécile Blanc, dans l'Avant-propos de sa traduction du Commentaire sur saint Jean, d'Origène, Les Éditions du Cerf, coll. Sources chrétiennes, 1970, Tome II, pp. 18-19.
  • 3) Apologie de Socrate, Éditions Garnier-Flammarion, 3, pp. 262-267; Mémorables, Éd. Garnier-Flammarion, 3, pp. 285-415; Le Banquet (à ne pas confondre avec l'œuvre de Platon), Éd. Garnier-Flammarion, 2, pp. 259-295.
  • 4) Xénophon, Mémorables, I, 1.11, Éd. Garnier-Flammarion
  • 5) cf. Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée, Philosophies et philosophes, vol. 1, Antiquités et Moyen Âge, Éditions Tallandier, 1989, p. 84.
  • 6) Jean Brun, Socrate, PUF, coll. Que sais-je? 1998, p. 15
  • 7) Élie Angélopoulos, Aristophane et ses idées sur Socrate, Athènes 1933, p. 30; cité par J. Brun, op. cit., p. 15.
  • 8) cf. V. de Magalhâes-Vilhena, Le problème de Socrate, Paris 1952, p. 453-455.
  • 9) Platon, Apologie de Socrate, Belles Lettres, p. 157.