Pour Bruno, avec mon affection

   J’sais pas vous, mais moi j’exècre la superposition des temps propices aux rassemblements familiaux et les campagnes politiques. Autour du gigot pascal, les discussions se sont enflammées, chacun voyant midi à sa porte entendant bien qu’il soit midi pour tout le monde. Et qu’on se le dise !

J’invitais récemment mes étudiants à comprendre que le dialogue exigeait nécessairement qu’on délaisse deux vieux réflexes, deux démons dont on éprouve quelque difficulté à se défaire : le démon prédateur de l’inclusion, et le démon paresseux de l’exclusion. L’inclusion consiste à enjoindre l’autre d’entrer dans son mouvement, son église, son parti, sans une once de considération pour sa singularité ; l’exclusion, en revanche, consiste à faire remarquer à l’autre qui ne s’est pas rallié qu’il est dans l’erreur, qu’il y reste, et qu’on ne veut plus le voir.

Aujourd’hui, nous revenons en quelque sorte à l’époque de Protagoras et des sophistes, où l’art de persuader, par des slogans, de la propagande, des harangues, tenait lieu de pensée, réglait le sort des villes, et organisait les coups d’État.

Politiques et journalistes opèrent souvent de cette façon, sans la moindre sollicitude pour celui qu’on a jugé avant même de l’interroger. 

Les Français expriment un besoin

Celui de retrouver un chef, une autorité responsable, qui ne tire pas la couverture à son avantage ni ne privilégie les copains. Le XXIe siècle aura été le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir politique. La raison ? Simple : parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Les tenants de la responsabilité politique ne sont aujourd’hui bien souvent que les greffiers des décisions prises dans le champ économique. Cette nécessaire correction n’adviendra qu’en mettant un terme au mensonge, à la corruption, aux promesses en l’air, tout cela qui a déclenché le désamour et l’abstentionnisme conséquent.

Notre société est bancale

Si l’on veut bien accepter de considérer la société par delà l’addition d’existences juxtaposées sollicitant une simple gestion, on découvre que cette société française connaît une grave crise de sens. “Or le politique ne peut échapper à cette question du sens, et doit se situer à ce niveau” (Lettre de la Conférence épiscopale aux habitants de notre pays).

Faire tenir ensemble les populations d’un pays suppose de mettre en équilibre les trois pôles fondamentaux sur lesquels il s’érige si l’on veut le rendre possible. La société reste bancale si elle ne tend pas vers un équilibre de ces trois pôles qui la fondent : la morale, la raison politique, l’économie. “Depuis longtemps déjà, nous sommes dans la dégradation morale, en nous moquant de l’éthique, de la bonté, de la foi, de l’honnêteté. Cette joyeuse superficialité nous a peu servis”  (Laudato si’, §229). Si en effet le pôle moral est négligé la société en vient vite à être corrompue. Sait-on que la corruption est le deuxième facteur de sous-nutrition dans le monde ? 

D’autre part, quand une société remet au pouvoir politique et aux institutions le contrôle total de ses activités, elle se déresponsabilise et encourage l’autocratie. Enfin, quand l’économie est débridée, indépendante de tout système régulateur de justice, la société crée l’exclusion et la pauvreté. L’économie est devenue la force maîtresse de notre société, aux dépens des deux autres pôles qui président avec elle à l’organisation harmonieuse d’une communauté. 

Notre monde est inquiet

Le monde éprouve une triple inquiétude. Sur le plan psychologique on ne peut faire l’impasse sur l’angoisse créée par la montée du terrorisme. Mais notre monde est aussi inquiet de sa capacité à s’autodétruire. Enfin le monde entier a connu de tels changements que notre pays a du mal à imaginer son futur. L’avenir économique a de quoi inquiéter les jeunes gens qui éprouvent une grande difficulté pour accéder au marché du travail. Beaucoup ont le sentiment que cette société n’a pas besoin d’eux.

Le sentiment d’injustice se renforce 

La pauvreté ne cesse d’augmenter dans notre pays, et par effet secondaire l’exclusion et la déstructuration de vie. Les valeurs républicaines de “liberté, égalité, fraternité”, souvent brandies de manière incantatoire, semblent sonner creux pour beaucoup de nos contemporains sur le sol national.

Un nouveau rapport au temps 

La mondialisation a créé un nouvel espace économique et un nouveau rapport au temps et à l’espace. Elle a également fait apparaître une réalité complexe où l’interpénétration croissante des sociétés a permis à la fois des croisements enrichissants, mais a aussi contribué à une insécurité culturelle et des malaises identitaires, pouvant aller jusqu’au rejet de l’autre différent.

Toutes les composantes de la société doivent pouvoir apporter leur contribution, le christianisme le sait, qui peut partager son expérience doublement millénaire et sans cesse renouvelée d’accueil et d’intégration de populations et de cultures différentes dans la naissance d’une identité qui ne nie pas les autres appartenances. Pourquoi l’intégration n’a pu s’opérer ? C’est que, dans la perception que nous cultivons de l’étranger, se confondent l’incivisme, la violence, le communautarisme, l’embrigadement... Nous éprouvons quelque difficulté à admettre que notre société soit devenue plurielle. L’Europe est cependant fille de plusieurs mères, d’Athènes, de Jérusalem, de Rome, et de Bagdad. “Le danger serait d’oublier ce qui nous a construits, ou à l’inverse, de rêver du retour à un âge d’or imaginaire” (Lettre de la Conférence épiscopale).

La question du sens

Depuis un demi-siècle, la question du sens est absente du débat politique. La politique calcule, distribue, taxe, retient, se fait gestionnaire, au côté de la croissance, du développement, sans se préoccuper du pour quoi. 

Nous sommes les héritiers de deux siècles d’énormes vagues de changement : l’électricité, l’automobile, l’avion, les industries chimiques, la médecine moderne, l’informatique, et, plus récemment, la révolution digitale, la robotique, les biotechnologies et les nanotechnologies. “L’homme peut disposer de mécanismes superficiels, mais (...) il lui manque aujourd’hui une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide” (Laudato si’, § 105).

En l’absence de repères, les identités se fragilisent. Comment organiser son futur quand le rêve est éteint ? La question du sens revient de façon récurrente. Le discours et la réflexion politique révèlent à ce sujet leur impéritie. Or, c’est à ce niveau que doit accéder le projet politique et le discours corrélatif. “La seule question qui mérite d’être posée, écrivent les évêques (que dédaignent avec suffisance les candidats à la présidentielle) n’est-elle pas : qu’est-ce qui fait qu’une vie mérite d’être engagée aujourd’hui ?” L’appétit pour les choses terrestres ne devrait pas étouffer les idées.

La réponse demande du temps. “Le mal s’apprend sans maître, disait Hésiode (fin VIIIè av JC), la vertu, en revanche, s’acquiert péniblement”. Et la réponse n’appartient pas à un individu, fût-il président. Révisons notre rapport au temps. Les questions ne se résolvent pas comme les choses ordinaires d’un monde englué dans la gestion de l’immédiateté quotidienne. “Le temps des récoltes n’est pas celui des semences”. À mesure que la réflexion, la perception des choses s’élaborent, les comportements peuvent changer, des projets peuvent se construire, à commencer par le projet de soi. 

Le débat politique a permis de réveiller les consciences libres. Il a inhibé celles qui n’ont plus de repères que les aspects techniques de la gestion, les positivistes. “L’humanité de l’époque post-industrielle sera peut-être considérée comme l’une des plus irresponsables de l’histoire” (Laudato si’, §165).

Le débat politique animé par un prosélytisme contagieux relayé par le mensonge, la corruption, les promesses qui nous ont “promis” qu’elles s’appliqueraient, a aussi été perverti. Certains n’y croient plus, et n’iront pas voter. Ce désintérêt de la vie publique a pu passer par la colère, légitime, qui veut renverser les tables du temple, et se tourner vers les extrêmes.

Une crise de la parole

Comment tenir une parole qui soit raisonnable, non prosélyte, non porteuse d’une opposition véhémente et stérile ? Aujourd’hui, toutes les questions éthiques qui portent sur le début de la vie ou la fin de vie, sur le mariage pour tous, montrent bien que notre société a abandonné toute vision anthropologique commune. Les catholiques ont de l’intérêt pour les aspirations présentes, mais aussi une liberté qui, à la lumière de l’Esprit, s’exprime quand elle repère les prêts-à-porter idéologiques de tous bords.

Emportés par la vague de sécularisation

Le phénomène de la sécularisation a largement gagné et bousculé l’Europe occidentale. Difficile dans l’espace public de parler paisiblement de religion. Le fait religieux peine à trouver sa place dans la simple culture de l’individu et du citoyen. Plus encore, certains ont du mal à considérer que le religieux ait quelque chose de positif à apporter à la vie en société, et doutent que la religion soit un élément pour la bonne santé du corps social. La religion est dans l’angle mort du regard occidental. La vision stricte de la laïcité entraîne certains à vouloir construire une morale indépendante, dont l’irrationalité tient moins à ses limites qu’à l’infini de son arbitraire. On voudrait supprimer le financement par l’état de l’école privée, la fin du concordat, la fin du financement publique de toutes les institutions religieuses. Une certaine tradition bien ancrée dans le paysage français tient encore dans ses projets anti-cléricaux à faire de la laïcisation une déchristianisation complète de la société. 

Les nouvelles questions d’aujourd’hui nous obligent à réfléchir et à agir. Elles peuvent se révéler une chance pour nous dire quelle société nous voulons. Ré-apprenons d’abord à dialoguer pour éviter que le dernier mot ne reste à la violence. Allons-nous continuer à nous désoler, à nous opposer, à ne plus croire à nos capacités, mais aussi à ne plus voir tout ce qui, le plus souvent silencieusement, fait de manière bonne et heureuse la vie de ce pays : le travail bien fait, la disponibilité auprès de ceux qui souffrent, la vie de famille... ? Il y a beaucoup de richesse cachée dans les cœurs, et de l’espoir qui vient de l’action de beaucoup. Pour les chrétiens, il y a l’invincible espérance que donne le Christ d’une lumière qui l’emporte sur toutes les obscurités. Chacun défend la dignité de la vie humaine du début à la fin, la protection de l’étranger, le souci des plus pauvres, la solidarité. Cela demande toujours courage et audace. 

Les solutions les plus attendues par notre époque ne sont pas fournies, d’abord, par les économistes, si importantes soient-elles. Les problèmes sont plus graves. Certains entretiennent des sujets fétiches qui dépassent le cadre d’une journée, la vie, la mort, la dignité, le temps, Dieu, le monde, les Hommes, la beauté, les étincelles de l’Art, la vérité, la Foi, l’engagement, la justice, la paix, l’Amour... 

Avant de les aborder, commençons par déceler, écouter les besoins profonds de l’homme d’aujourd’hui. Et par nous engager, ensemble, pas dans l’adversité.

Vous reprendrez bien un peu de gigot ? 

 

Gérard LEROY, le 20 avril 2017