Martin Heidegger pose en premier qu'une réflexion sur l’être exige au préalable une redéfinition du concept du temps.

1) L’énigme de la temporalité

Il distingue trois approches.

Le temps comme kairos
Le kairos définit une période ou un moment critiques. Ce peut être le temps du salut, la parousie. Ici l’on rejoint l’approche paulinienne de la temporalité. Heidegger l’ appelle le temps kairologique. L’on sait que le mot kairos joue un rôle dans l’anthropologie médicale grecque. Chez Hippocrate, Galien, Sextus Empiricus, le temps kairologique est le temps opportun d’une intervention au cours de la maladie. Ce temps compris comme kairos s’articulera sur le concept de krisis (jugement) pour l’évangéliste Jean.

M. Heidegger conteste la tradition métaphysique et sa gestion du problème de la temporalité, soit la tradition platonicienne et néoplatonicienne. Rappelons que si pour Aristote le temps est la mesure du mouvement selon l’avant et l’après, pour Platon le temps est l’image mobile de l’éternité.  Ainsi le temps ne se comprend que en référence ou par contraste à l’éternité. Les définitions de l’éternité auxquelles s’oppose Heidegger sont celles de Boèce qui donne à l’éternité d’être un temps sans fin (sempiternas), le concept du temps se construisant sur l’idée d’un écoulement qui durera indéfiniment; ou bien l’éternité conçue comme éternel présent (nunc stans), ou comme instant fugace.

Le texte le plus explicite sur le rapport du Temps et de l’Éternité est sans doute la troisième Énnéade de Plotin, au Livre VII.

M. Heidegger, lui, propose de connaître le temps avant d’en déduire l’éternité. L’expérience nous identifiant comme êtres temporels d’abord, il préfère parler d’une “chronologie phénoménologique”.

Le temps comme αιων
aion est l’autre manière de donner sens à l’éternité. αιων, dans l’iconographie grecque, c’est l’éternel enfant, la source qui ne cesse de couler. Pour Héraclite, par exemple, ce temps renvoie à l’idée d’enfance perpétuelle : “Le temps est un enfant qui joue aux dés. À cet enfant appartient le royaume.”. Cette image sera reprise par Nietzsche.

2) Le Λογοσ 
M. Heidegger part du logos apophantique —terme aristotélicien qui désigne, parmi les énoncés verbaux, ceux qui peuvent être dits vrais ou faux (hors de l’ordre, du souhait etc.)

Il s’agit d’ajouter au logos le dévoilement (aletheia en grec, qu’on traduit par vérité) et libérer le langage de la prison du jugement apophantique pour aller au logos herméneutique.

Heidegger estime que le problème du logos ne doit pas être confié aux seuls logiciens, interéssés depuis Aristote jusqu’à Hegel par le logos apophantique, exclusivement. Le langage, pour le logicien, est un logos apophantique, un discours propositionnel, déclaratif, qui sert de support pour formuler des jugements. Or, parler c’est plus qu’émettre des jugements. Parler c’est aussi émettre des sentiments, établir des relations, donner des ordres etc.

Toutes les fonctions du langage doivent être prises en considération : la sémantique, chargée de suggérer le sens, la signification, et qui s’offre à l’interprétation; la syntaxe, qui repose sur des règles, et donc sur la grammaire, nécessaire à la communication; le fonction pragmatique du langage, son utilité, les présuppositions, les sous-entendus... M. Heidegger préconise la prise en considération de l’interprétation que  suggèrent les mots du langage avant même que ne se dise la proposition. C’est ce procédé que désigne le logos herméneutique. Il y a une compréhension de la réalité déjà-là, anté-prédicative. Heidegger s’interroge sur l’anté-prédicatif.

3) Le statut du sujet
Qu’est-ce qui fait que je suis moi, et pas un autre ? Qu’est-ce qui fait ma singularité ? Qui suis-je en somme?

Descartes avait compris que la philosophie fonctionne à la première personne. Le Descartes de la mathesis universalis cherche une certitude inébranlable, apodictique, comme en fournit la géométrie. À partir de là la pensée se modèle sur le discours des sciences. Or, pour M. Heidegger, c’est cet idéal-là qui a triomphé, aux dépens de l’expérience humaine, à savoir l’expérience qu’a le cogito de lui-même. Quel rapport le cogito entretient-il avec la réalité ?

Le sum cartésien n’est pas l’être d’Aristote. S’il y a de l’être il n’existe qu’à la première personne, qui fait l’expérience du cogito. M. Heidegger est toujours guidé par deux questions : est-ce que cela existe ? et la recherche de la quiddité : qu’est-ce que c’est, comme existant ?

Le grand reproche adressé par M. Heidegger à l’ontologie traditionnelle c’est qu’elle ne laisse aucune place à la question “qui ?”, au sujet.

 

G. LEROY